jeudi 19 mars 2015

Flaubert et le politique

J'avais compris en lisant l'Education sentimentale que Flaubert n'avait pas une sensibilité politique aiguë, c'est le moins qu'on puisse dire. Flaubert n'est pas un humaniste. Ne s'étant pas suffisamment démarqué à mon sens de son personnage Frédéric, je  retrouve chez Frédéric des traits de caractère de l'auteur. Frédéric a une disposition pour l'amitié par exemple, comme Flaubert je pense.  Son personnage est le meilleur ami d'un garçon qui vit dans une relative précarité et que son père ne respecte pas,  battu à l'occasion même par l'affreux paternel. Ce sont certaines circonstances qui les firent se lier d'amitié. Frédéric avait des difficultés avec un groupe de lycéens, l'autre l'a aidé à se sortir de ce mauvais pas. Ils ont fait alliance, se sentant plus forts à deux pour se tailler une place plus tard dans une société violente, qu'ils prennent telle qu'elle est.  Pour autant, Frédéric, comme Flaubert je pense, a besoin de voir chez une personne les manifestations d'une intelligence qui relève de l'intelligence scolaire, pour que puisse naître une empathie réelle envers elle. Autrement dit, ceux qui sont soupçonnés de ne pas receler suffisamment de cette intelligence qui fait obtenir les diplômes, les ouvriers par exemple, émeuvent assez peu par leur condition Frédéric, comme Flaubert.

Pour autant Flaubert ne peut rester indifférent à la cause des ouvriers, tant il vit dans une époque où les ouvriers ne se laissent pas oublier, et sont soutenus pas des humanistes qui font grand bruit.

Un extrait à ce sujet d'une analyse très bien menée trouvée sur la toile :

" Dans une lettre à George Sand, en 1873, il résumera son attitude politique en se définissant « une vieille ganache romantique et libérale ».

8 Pourtant, paradoxalement peut-être, Flaubert dans son œuvre fut obsédé par la politique : non seulement L'Éducation sentimentale, mais aussi d'autres romans de lui, tels que Madame Bovary et, surtout, Bouvard et Pécuchet, regorgent littéralement de politique. C'est que Flaubert aspirait, dans son œuvre, à recréer la réalité de son temps ; et la réalité de la France entre 1830 et 1880, c'était une réalité très politisée. Quatre différents régimes politiques (Restauration, Monarchie de Juillet, République, Empire), deux révolutions majeures (1830 et 1848), et, parmi tout cela, la naissance de questions sociales nouvelles, celle de « l'organisation du travail » surtout : voilà qui suffit, je trouve, à expliquer pourquoi la politique ne pouvait pas être absente de l'œuvre de Flaubert. 1848, en particulier, le hantait : car la génération des quarante-huitards, c'était sa génération.
  • 7 Voir, notamment, Pierre-Joseph Proudhon, Les Malthusiens, Boulé, Paris, 1849. Voir aussi, à ce sujet ... 
Après la révolution qui, au mois de février 1848, chassa Louis-Philippe et établit la République, les mots-clés autour desquels se confrontaient les partis étaient d'ordre politique — le suffrage universel — et d'ordre social — le droit au travail, un travail dont on réclamait l'« organisation », afin de soustraire les ouvriers au joug des patrons et de limiter l'influence des économistes « malthusiens », comme furent nommés à l'époque les adeptes du laissez-faire. Les plus célèbres parmi les porte-paroles du socialisme naissant — de Louis Blanc à Pierre Leroux, du fouriériste Victor Considérant à Pierre-Joseph Proudhon — présentèrent leurs systèmes au public. Le Gouvernement provisoire, qui comptait parmi ses membres Louis Blanc, établit les ateliers nationaux, afin de garantir le droit au travail : les ouvriers — dans un nombre qui atteignit, en mai 1848, les 120000 unités — y étaient employés par l'État. En avril, l'Assemblée Nationale Constituante était élue au suffrage universel masculin ; en juin, la fermeture des ateliers nationaux amena aux journées sanglantes de la guerre civile. Finalement, en décembre, les Français élisaient Louis Napoléon, le futur Napoléon III, Président de la République avec presque 75% des voix. "

Fin de l'extrait de l'analyse. Je reprends :

Flaubert se compara malgré tout à un ouvrier dans sa manière d'écrire, tel un tâcheron qui remet sur le métier mille fois son ouvrage, sans concession envers lui-même. Comme quoi le bonhomme n'est pas si orgueilleux néanmoins. Pour les amoureux de la langue,  quelques pages, deux à trois, que j'ai trouvées très belles dans ce roman du point de vue de l'écriture dont le contexte est la révolution de 1848. Les quarante-huitards  n'y allèrent pas de main morte en effet, mais Frédéric,  ayant essuyé un échec auprès d'eux lorsqu'il fit une faible tentative pour se couler dans leur mouvement est parti à Fontainebleu avec le substitut malheureux de madame Arnoux : Rosanette... dont le physique pour  Frédéric, quoique joli, n'est pas assez oriental à son goût. L'extrait :

" Le matin, de bonne heure, ils allèrent visiter le château. Comme ils entraient par la grille, ils aperçurent sa façade tout entière, avec les cinq pavillons à toits  aigus et son escalier en fer à cheval se déployant au fond de la cour, que bordent de droite et de gauche deux corps de bâtiments plus bas. Des lichens sur les pavés se mêlent de loin au ton fauve des briques ; et l'ensemble du palais, couleur de rouille comme une vieille armure, avait quelque chose de royalement impassible, une sorte de grandeur militaire et triste.

Enfin, un domestique,  portant un trousseau de clefs, parut. Il leur montra d'abord les appartements des reines, l'oratoire du pape, la galerie de François 1er, la petite table d'acajou sur laquelle l'Empereur signa son abdication, et, dans une des pièces qui divisaient l'ancienne galerie des Cerfs, l'endroit où Christine fit assassiner Monaldeschi.  Rosanette écouta cette histoire attentivement ; puis, se tournant vers Frédéric :

— "C'était par jalousie, sans doute ? Prends garde à toi !"

Ensuite, ils traversèrent la salle du Conseil, la salle des Gardes, la salle du Trône, le salon de Louis XIII. Les hautes croisées, sans rideaux, épanchaient une lumière blanche ; de la poussière ternissait légèrement les poignées des espagnolettes, le pied de cuivre des consoles ; des nappes de grosses toiles cachaient pourtant des fauteuils ; on voyait au-dessus des portes des chasses Louis XV, et çà et là des tapisseries représentaient les dieux de l'Olympe, Psyché ou les batailles d'Alexandre.

Quand elle passait devant les glaces, Rosanette s'arrêtait une minute pour lisser ses bandeaux.

Après la cour du donjon et la chapelle Saint-Saturnin, ils arrivèrent dans la salle des fêtes.

Ils furent éblouis par la splendeur du plafond, divisé en compartiments octogones, rehaussé d'or et d'argent, plus ciselé qu'un bijou, et par l'abondance des peintures qui couvrent les murailles, depuis la gigantesque cheminée où des croissants et des carquois entourent les armes de France, jusqu'à la tribune pour les musiciens, construite à l'autre bout, dans la largeur de la salle. Les dix fenêtres en arcades étaient grandes ouvertes ; le soleil faisait briller les peintures, le ciel bleu continuait indéfiniment l'outremer des cintres ; et, du fond des bois, dont les cimes vaporeuses emplissaient l'horizon, il semblait venir un écho des hallalis poussés dans les trompes d'ivoire, et des ballets mythologiques, assemblant sous le feuillage des princesses et des seigneurs travestis en nymphes et sylvains, — époque de science ingénue, de passions violentes et d'art somptueux, quand l'idéal était d'emporter le monde dans un rêve des Hespérides, et que les maîtresses des rois se confondaient avec les astres. La plus belle de ces fameuses s'était fait peindre à droite, sous la figure de Diane Chasseresse, et même en Diane Infernale, sans doute pour marquer sa puissance jusque par delà le tombeau. Tous ces symboles confirment sa gloire ; et il reste là quelque chose d'elle, une voix indistincte, un rayonnement qui se prolonge.

Frédéric fut pris par une conscience rétrospective et inexprimable. Afin de distraire son désir, il se mit à considérer tendrement Rosanette, en lui demandant si elle n'aurait pas voulu être cette femme.

— " Quelle femme ? "

— " Diane de Poitiers ! "

Il répéta :

— " Diane de Poitiers, la maîtresse d'Henri II. "

Elle fit un petit : " Ah ! " Ce fut tout.

Son mutisme prouvait clairement qu'elle ne savait rien, ne comprenait pas, si bien que par complaisance il lui dit :

— " Tu t'ennuies peut-être ? "

— " Non, non, au contraire ! "

Et, le menton levé, tout en promenant à l'entour un regard des plus vagues, Rosanette lâcha ce mot :

— Ça rappelle des souvenirs ! "

Cependant, on apercevait sur sa mine un effort, une intention de respect; et, comme cet air sérieux la rendait plus jolie, Frédéric l'excusa.

L'étang des carpes la divertit davantage. Pendant un quart d'heure, elle jeta des morceaux de pain dans l'eau, pour voir les poissons bondir."

Flaubert L'Education sentimentale page 395 à 397

Demain je mettrai la suite de cet extrait... les faux amoureux vont bientôt se promener dans le bois de Fontainebleau, et le récit est magnifique à mon sens.



     

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