Toutefois la grotte se ramifie à l'infini dans les profondeurs de la montagne. À droite, à gauche, s'ouvrent comme des gueules de monstres les noires avenues des galeries latérales. Tandis que dans le libre vallon, le ruisseau, coulant sans cesse à la lumière, a successivement démoli et déblayé les couches de pierres qui remplissaient autrefois l'énorme espace laissé vide entre les deux arêtes parallèles des monts, l'eau des cavernes qui s'attaquait à des roches dures mais en se servant de l'acide carbonique pour les dissoudre et les forer peu à peu, s'est creusé çà et là des galeries, des bassins, des tunnels, sans faire crouler les assises de l'immense édifice. Sur des centaines de mètres en hauteur et des lieues de longueur, la masse des rochers est percée dans tous les sens par d'anciens lits que le ruisseau s'est frayés, puis qu'il a délaissés après avoir trouvé quelque nouvelle issue : les salles sont superposées aux défilés et les défilés aux salles ; des cheminées, évidées dans le roc par d'antiques cascades, s'ouvrent au plafond des voûtes ; on s'arrête avec horreur au bord de ces puits sinistres où les pierres qui s'engouffrent ne laissent entendre le bruit de leur chute qu'après des seconds et des secondes d'attente. Malheur à celui qui s'égarerait dans le labyrinthe infini des grottes parallèles et ramifiées, ascendantes et descendantes : il ne lui resterait plus qu'à s'asseoir sur un banc de stalagmites, à regarder sa torche qui s'éteint et à s'éteindre doucement lui-même, s'il a la force de mourir sans désespoir.
Et pourtant ces cavernes sombres, où même en compagnie d'un guide et sous les reflets lointains du jour nous avons la poitrine serrée par une sorte de terreur, c'étaient les retraites de nos ancêtres. Dans notre révérence du passé, nous nous rendons en pèlerinage aux ruines des villes mortes et nous contemplons avec émotion d'uniformes tas de pierres, car nous savons que sous ces débris gisent les ossements d'hommes qui ont travaillé comme nous et souffert pour nous, amassant péniblement dans la misère et dans les combats ce précieux héritage d'expériences qui est l'histoire. Mais si la reconnaissance envers les générations des anciens jours n'est pas un vain sentiment, avec combien plus de respect encore nous faut-il parcourir ces cavernes où vivaient nos premiers aïeux, les barbares initiateurs de toute civilisation ! En cherchant bien dans la grotte, en fouillant les dépôts calcaires, nous pouvons retrouver les cendres et les charbons de l'antique foyer où se groupait la famille naissante ; à côté sont des os rongés, débris des festins qui ont eu lieu à des dizaines ou à des centaines de milliers d'années ; puis, dans un coin, gisent les squelettes des festoyants eux-mêmes entourés de leurs armes de pierre, haches, massues et javelots. Sans doute, parmi ces restes humains mêlés à ceux des rhinocéros, des hyènes et des ours, aucun n'enfermait le cerveau d'un Eschyle ou d'un Hipparque ; mais Hipparque ni Eschyle n'eussent existé si les premiers troglodytes, divinisés par les Grecs sous les traits d'Hercule, n'avaient d'abord conquis le feu sur le tonnerre ou sur le volcan, s'ils n'avaient taillé des armes pour nettoyer la terre de ses monstres, et s'ils n'avaient ainsi, par une immense bataille qui dura des siècles et des siècles, préparé pour leurs descendants les heures de répit pendant lesquelles s'élabore la pensée.
Rude était le labeur de ces ancêtres ; pleine de terreur était leur vie ; sortis de la grotte pour aller chercher du gibier, ils rampaient à travers les herbes et les racines afin de surprendre leur proie, ils se battaient corps à corps avec les bêtes féroces ; parfois aussi, ils avaient à lutter contre d'autres hommes, forts et agiles comme eux ; la nuit, craignant la surprise, ils veillaient à l'entrée des cavernes pour lancer le cri d'alarme à l'apparition de l'ennemi et donner le temps à leurs familles de s'enfuir dans le dédale des galeries supérieures
Élysée Reclus
Où l'on voit que la géographie rejoint l'histoire. Leur panse à remplir fait se confronter des hommes à d'autres individus ayant à remplir la leur, les dents s'adaptent et sont longues ; trop de dangers encourus pour s'occuper d'élaborer une pensée, en effet. La survie parasite tout pendant longtemps, à savoir si pour beaucoup d'humains d'aujourd'hui ce problème ne les parasite pas encore. Mais la donne a changé, ce sont les plus forts, d'un certain point de vue, qui mettent la pression sur les plus faibles, se substituant, toujours d'un certains point de vue, aux monstres que combattaient les troglodytes. N'est-ce pas ce problème de domination à tout crin des uns sur les autres qui engendre encore nombre de paniques existentielles chez des parents par exemple (je viens de lire un thriller), qui la transmettent à leurs enfants ? d'où cet éternel malentendu dans des sociétés encore fortement "criminogènes" si j'ose dire, les forts se croyant dans leur bon droit et les faibles, rendus fous parce que par trop humiliés par cette domination qui s'exerce sur eux, les voyant comme des monstres et voulant de ce fait les combattre de façon parfois devenue dingue. Cette observation de ma part pourrait se muer en une théorie des sources du crimes, parmi tant d'autres.
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