mardi 9 février 2010

Le théâtre en partage par Fabienne Pascaud

"Il y a un demi-siècle, Georges Wilson, qui vient de mourir, travaillait à la mise en scène d’Arturo Ui, de Bertolt Brecht, et s’apprêtait à jouer du Strindberg au festival d’Avignon sous la direction de Jean Vilar. Leurs noms restent associés au projet du Théâtre national populaire, le TNP : conquérir un vaste public avec "des œuvres de haute culture et un art de la scène libéré et exigeant". C’était leur profession de foi artistique et politique, formulée et martelée par Vilar. Georges Wilson était le dernier grand témoin de ce formidable élan culturel qui a bouleversé la France. Il fallait libérer l’art dramatique des conventions historiques et ritualisées dans lesquelles la bourgeoisie cultivait ses valeurs. Il fallait leur substituer des réalités brutes, des vérités fortes que tout le monde pourrait comprendre. Les effets de voix ont alors cédé le pas au pur langage des dramaturges et des poètes qui ne se souciaient pas de distraire mais labouraient au plus profond de la vie. Les spectateurs novices y trouvaient assez de repères pour que naisse le désir d’en savoir plus. Ainsi s’est développé le public du TNP, trois lettres d’un poids égal : le Théâtre dans sa grandeur séculaire, National dans sa grandeur géographique, Populaire dans sa grandeur sociale. Et c’est de ce théâtre que Georges Wilson hérita en 1963, tandis que Jean Vilar s’en allait à Avignon pour y rassembler une communauté d’artistes au service du partage de la culture. 1968, année du dernier acte de son utopie. Vilar, insulté, traité de "Salazar" — chef d’État et dictateur du Portugal —, affrontait une foule de manifestants les bras en croix. On lui crachait au visage. Un tournant a été pris, on ne reviendra plus en arrière. Le désir d’une relation sociale idéalement fondée sur le langage de la "haute culture" va lentement disparaître. Reste la relation par le langage du slogan. Mai 68 en inventa de mémorables. La publicité, dont c’est le métier, dispense généreusement ses formules racoleuses. La presse n’y est plus insensible, tout comme les médias audiovisuels. Les acteurs politiques ont pris des leçons chez ces professionnels et se montrent particulièrement zélés.
Le XXIe siècle met le langage en coupe réglée. Des mots disparaissent avec les réalités qui s’y rattachent, d’autres prennent leur place. Un exemple : la "compétition", qui est devenue un principe de pensée et d’action, pour tout dire, de vie. Une morale. Ainsi le mot, connexe, de "gagnant" a fait surface et enterré tous les perdants qui dans l’organisation de notre société sont encore les plus nombreux. Cette réduction du langage par le slogan est sans doute consécutive aux avancées des techniques de communication qui imposent la vitesse. Mais il y a des causes plus profondes. Le rêve du TNP reposait sur des mots qu’on n’oserait même plus prononcer. Fraternité. Les hommes unis par un lien sensible ont des obligations les uns envers les autres. Et notamment celle de partager le savoir. La situation est aujourd’hui ambiguë : un certain savoir circule en énorme quantité sur le réseau Internet, les individus se connectent. Mais ils ne se connaissent pas et ne se connaîtront jamais. Le lien sensible se nourrit des regards, des paroles, des gestes. Les microcaméras des ordinateurs n’y suffiront pas. Il faut réinventer le TNP."
Fabienne Pascaud dans Télérama (semaine du mercredi 10 février 2010)

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