Par Michel Daccache
"... Dans le cas de l’origine du peuplement indien, le relativiste admet fatalement des faits de niveau supérieur, posés comme des absolus. Par exemple, c’est pour lui un fait qu’il existe deux théories concurrentes. Et même si ce fait-là était relativisé, d’autres prendraient sa place. Il faut donc renoncer au constructivisme général des faits. ..."
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"... En définitive, Paul Boghossian montre que rien ne nous conduit à remettre en question les concepts traditionnels de vérité, de réalité et de connaissance. Reste donc à identifier les raisons du succès de l’option relativiste. « Pourquoi cette peur du savoir ? », s’interroge l’auteur (p. 162). Le relativisme séduirait pour deux raisons, l’une n’étant « qu’apparemment bonne » et l’autre « foncièrement mauvaise » (p. XXV). La première concerne les droits des dominés : ceux-ci seraient mieux garantis par une approche semblant donner même statut à toutes les visions du monde. Mais « si les puissants ne peuvent plus critiquer les opprimés parce que les catégories épistémiques fondamentales sont inévitablement liées à des perspectives particulières, il s’ensuit également que les opprimés ne peuvent plus critiquer les puissants. Voilà qui menace d’avoir des conséquences profondément conservatrices » (p. 162). La seconde raison, plus inavouable, c’est que l’option relativiste « donne du pouvoir » (p. 162), notamment au sein de l’univers académique. Son premier effet serait de rabaisser l’ensemble des connaissances disponibles, permettant ainsi au penseur relativiste de s’attribuer un point de vue supérieur. L’ouvrage de Paul Boghossian a donc pour vertu de valider les indéniables acquis du constructivisme (il « révèle les contingences de certaines pratiques sociales qui ont pu être considérées à tort comme fondées en nature », p. 161) tout en critiquant ses excès (« il s’égare quand il aspire à devenir une théorie générale de la vérité ou de la connaissance », p. 161). Outre le fond, le texte se signale par un style sobre et clair, typique de la philosophie analytique anglo-saxonne. ..."
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"Un relativisme construit ?
La méthode employée dans l’ouvrage peut cependant être discutée. En effet, critiquer un argumentaire que l’on a soi-même constitué (selon des modalités qui ne sont à aucun moment explicitées) pose quelques problèmes. Par exemple, on peut se demander si, à trop vouloir reconstituer des arguments relativistes jamais énoncés tels quels dans la réalité, l’auteur ne finit pas par construire un front de lutte certes homogène mais en partie imaginaire. Par ailleurs, en qualifiant de relativistes ou de constructivistes des approches extrêmement variées − sous prétexte d’embrasser large pour mieux passer au crible l’ensemble des arguments relativistes −, l’auteur inclut peut-être dans la cible de sa critique des courants de pensée qui n’y ont pas leur place. Ainsi, certains ont souligné que l’on pouvait être « anti-factualiste » (c’est-à-dire contester l’existence de faits indépendants) sans pour autant être relativiste (Deroy, 2008). Dans le même ordre d’idées, on peut faire grief à l’auteur d’interpréter certaines positions intellectuelles dans un sens relativiste alors que cela ne va pas de soi. C’est notamment le cas de sa lecture de la pensée Michel Foucault, que d’autres (on pense ici à Paul Veyne, 2008) qualifieraient plus volontiers de sceptique, se méfiant non pas de la vérité en général, mais des vérités générales, alors que d’autres encore verraient dans son œuvre une interrogation constante sur les conditions historiques et sociales d’apparition d’une vérité transhistorique. Sur le plan épistémologique, certains auteurs ont également souligné que l’on pouvait tout-à-fait « concevoir que la réalité aille de pair avec l’accessibilité épistémique, mais, s’il s’agit là aussi d’une thèse relativiste, toute philosophie anti-réaliste (au sens dumettien du terme [c’est-à-dire considérant qu’un énoncé n’est vrai que s’il est vérifiable et faux s’il est réfutable]) se voit placée dans l’obligation de se démarquer explicitement du relativisme » (Deroy, 2008). On peut par ailleurs reprocher au texte, malgré une véritable logique dans la construction de l’argumentation, d’affirmer certains points qui, sans être réellement étayés, ressemblent plus à des énoncés apodictiques qu’à de véritables arguments. C’est notamment le cas au niveau de la critique de l’inconsistance et de l’instabilité de l’épistémologie du constructivisme de la justification (développée au chap. 6 et reprise en annexes, p. 176-177, pour critiquer la démarche foucaldienne). Enfin, au lieu de les laisser pour les annexes (où ils sont d’ailleurs abordés de manière rapide), on aurait souhaité voir l’auteur discuter dans le corps du texte les arguments de tel ou tel auteur. Car, à trop vouloir dépersonnaliser l’objet de sa critique, l’auteur manque parfois une véritable discussion avec les textes constructivistes.
C’est pour toutes ces raisons que cet ouvrage semble, pour le moment, avoir plus agité le camp anti-relativiste, qui y reconnaît volontiers ses options théoriques, que les relativistes eux-mêmes, qui restent indifférents à la critique d’une argumentation qu’ils n’ont jamais revendiquée en tant que telle. La Peur du savoir n’en reste pas moins un ouvrage important qui contribuera certainement à clarifier le débat autour du constructivisme de la connaissance. Il s’agit par ailleurs d’un texte fondamental pour les sciences sociales et cela pour au moins deux raisons. D’abord, parce qu’il permet une meilleure maîtrise de leur épistémologie par les chercheurs en sciences humaines et sociales. Ensuite, parce qu’il a une portée politique réelle – notamment en ce qui concerne les droits des dominés – qui ne peut laisser sociologues et historiens indifférents"
C'est ici : http://www.laviedesidees.fr/La-querelle-du-relativisme.html
jeudi 11 février 2010
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