Extrait de l'introduction, par Pierre Pascal
Les événements premiers
Les Récits de la Maison des morts sont bien différents, à tous égards, de tout ce que Dostoïevski avait écrit jusque-là. Ils sont le résultat d'une expérience qui a coupé sa vie en deux : avant le bagne, après le bagne. Aussi pourrions-nous, à la rigueur, nous dispenser, en étudiant cette œuvre, de rechercher les événements qui l'ont précédée. Cependant il serait trop paradoxal de présenter au lecteur des souvenirs du bagne sans lui dire pouquoi leur auteur a été au bagne ; et surtout la connaissance de Dostoïevski pendant son procès et lors de sa condamnation peut servir à expliquer comment il a pu, au bagne, survivre, s'instruire et devenir meilleur. Enfin, sur bien des points, l'exposé qui va suivre sera le meilleur commentaire des Récits.
C'est à sa participation aux activités du cercle de Petrachevski que Dostoïevski a dû cette exceptionnelle expérience.
En 1848, en face des révolutions qui renversèrent et ébranlèrent tant de monarchies, l'autocratie russe demeura solide comme un roc. Mais le tsar Nicolas Ier n'en redoutait pas moins les répercussions possibles dans son Empire. Depuis plusieurs années d'ailleurs, la fameuse " Troisième section de la Chancellerie de S.M.I." était alertée. Elle savait que diverses réunions se tenaient dans des maisons de Saint-Pétersbourg, où l'on traitait de questions sociales et politiques dans un sens défavorable à l'ordre établi.
Un de ces cercles, le principal sans doute, était celui de Michel Boutachevitch-Petrachevski, un fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères. ...
Tous les vendredis soir, jusque tard dans la nuit, avaient lieu chez lui, depuis le début de 1846, des assemblées organisées où se rencontraient des littérateurs, des professeurs, des officiers, des étudiants, tous jeunes, tous curieux des idées occidentales, tous mécontents du régime et persuadés de la nécessité de réformes radicales en Russie. Le nombre des assistants variait entre vingt et cinquante ; les uns disparaissaient ; de nouveaux venaient. Petrachevski lui-même les recrutait. C'était une personnalité forte, perpétuellement exaltée, capable d'exercer par ses connaissances, son inlassable activité, l'ardeur de ses convictions et l'étendue de ses relations, une large influence. La doctrine qu'il professait était le fouriérisme, mais parmi les assistants beaucoup d'autres idées, au cours des discussions, se faisaient jour.
Des renseignements sur ce qui se passait dans le cercle furent recueillis à partir de mars, et surtout de décembre 1848, date à laquelle y fut introduit l'étudiant Antonelli, agent secret de Liprandi, le fonctionnaire chargé de la surveillance de Petrachevski. La police apprit ainsi les noms des frères Dostoïevski, de Serge Dourov, littérateur, de Jastrzembski, professeur de l'Institut technologique, de Nicolas Spiechnev, ancien élève du Lycée Alexandre, de l'ex-étudiant Alexis Plechtcheev, et d'autres ...
Elle apprit aussi, au fur et à mesure, quelles questions étaient débattues dans les assemblées du vendredi. La religion était présentée comme née de la peur des hommes devant la mort et de la ruse de quelques-uns : faisant appel à des sentiments bas, elle ne pouvait être que nuisible à la société ; d'un exposé sur la statistique, on en venait à la nature de l'État russe, pour traiter son souverain de Bogdykban ou Empereur de Chine ; après des considérations sur l'administration, on discutait de la conduite à tenir pour répandre l'idée que tous ses vices provenaient non des subordonnés, mais des autorités supérieures ; on se demandait laquelle des trois réformes était la plus urgente : la liberté de la presse, l'abolition du servage, ou le renouvellement des institutions judiciaires ; on se proposait d'écrire librement sans souci de la censure, car de dix ou vingt idées libres il en subsisterait sûrement cinq ou six : les censeurs devraient eux-mêmes céder à la vérité, et puis on pouvait faire pression sur eux par relations ; on osait même, tout en la jugeant prématurée, envisager l'insurrection populaire.
Des rapports d'Antonelli, il résultait que le principal objectif de Petrachevski et de ses amis était d'agir sur l'opinion : la désaffectionner du régime, en le montrant comme la cause de tous les maux ; la préparer à accepter les grandes réformes et les "changements" désirés. À cela tous les moyens étaient bons : depuis les conversations dans la rue jusqu'à la littérature, et Petrachevski avait reproché un jour à Dostoïevski d'avoir trop peu fait dans ce sens dans ses romans. Un autre but était de former, en vue de ces "changements", des hommes compétents : de là, ces conférences sur la statistique, ces discussions sur la démocratie américaine d'après Tocqueville, cette bibliothèque d'ouvrages économiques et politiques que Petrachevski mettait libéralement à la disposition de ses visiteurs. De là aussi cet autre reproche fait par un de ces derniers aux littérateurs Dostoïevski et Dourov de n'avoir pas lu "un seul livre convenable : ni Fourier, ni Proudhon, ni même Helvetius"
Extrait de l'introduction par P. Pascal de Récits de la Maison des morts de Dostoïevski
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