Un petit extrait du livre que je suis en train de lire en ce moment : Récits de la Maison des morts de Dostoïevski. Le titre n'est déjà pas anodin, le contenu du livre encore moins. On constate dès le début une vive curiosité de la part de l'auteur à l'encontre des bagnards, motivée par son désir de les comprendre et la quête d'une guérison possible des âmes de ces réprouvés. L'empathie de Dostoïevski à l'égard des malheureux est palpable. Il vécut quatre ans dans la promiscuité d’un bagne de Sibérie.
"Un prisonnier est docile et soumis jusqu’à un certain point ; mais il y a une limite qu’il ne faut pas dépasser. À propos : rien ne peut être plus curieux que ces bizarres flambées d’impatience et de rébellion. Souvent un homme supporte des années durant, se soumet, subit les plus cruels châtiments, et soudain éclate à propos d’un détail, d’une bagatelle, presque sans raison. D’un certain point de vue, on peut même le traiter de fou ; et c’est ce qu’on fait.
J’ai déjà dit que, tout au long de bien des années, je n’ai pas vu chez ces hommes le moindre signe de repentir, ni la moindre pensée pénible à propos de leurs crimes, et que la plupart se juge dans leur for intérieur absolument irréprochable. C’est un fait. Sans doute la vanité, les mauvais exemples, le désir de crâner, la fausse honte en sont en grande partie la cause. D’un autre côté, qui pourrait affirmer qu’il a sondé la profondeur de ces cœurs réprouvés et qu’il y a lu ce qui est caché au monde entier ? Pourtant, il était possible, en tant d’années, de noter, de saisir, d’attraper au vol, dans ces cœurs, au moins un trait quelconque qui eût témoigné d’un regret intérieur, d’une souffrance. Or rien de tel, absolument rien. Oui, le crime, il le semble bien, ne saurait être compris à partir de points de vue tout prêts, donnés une fois pour toutes, et sa philosophie est un peu plus difficile qu’on ne le suppose. Naturellement, les geôles et le système des travaux forcés ne corrigent pas le criminel ; ils se bornent à le châtier et à préserver la société de nouvelles atteintes du malfaiteur à sa tranquillité. Mais pour ce qui est du criminel, la prison et les travaux les plus renforcés ne développent chez lui que la haine, la soif des jouissances interdites et une effrayante insouciance. Je suis fermement persuadé d’ailleurs que le fameux système cellulaire, lui aussi, n’obtient qu’un résultat superficiel, mensonger et trompeur. Il exprime le suc vital de l’homme, énerve son âme, l’affaiblit, l’épouvante ; après quoi, cette momie moralement desséchée, ce demi-dément est présenté comme un modèle d’amendement et de repentir. Évidemment, le criminel qui s’est dressé contre la société la hait, et presque toujours il la juge dans son tort, et lui dans son bon droit. De plus, il a reçu d’elle sa peine, et par suite s’estime presque purifié : il est quitte. On peut considérer enfin, de ces points de vue, qu’il faudrait presque acquitter le criminel.
Cependant, malgré tous les points de vue possibles, tout homme admettra qu’il existe des crimes qui, toujours et partout, d’après toutes les lois possibles et imaginables, sont regardés depuis la création du monde comme des crimes incontestables et le seront toujours tant que l’homme sera homme. C’est seulement au bagne que j’ai entendu raconter les crimes les plus horribles, les plus contre-nature, les meurtres les plus monstrueux, avec le plus irrésistible, le plus gaiement enfantin des rires."
"Un prisonnier est docile et soumis jusqu’à un certain point ; mais il y a une limite qu’il ne faut pas dépasser. À propos : rien ne peut être plus curieux que ces bizarres flambées d’impatience et de rébellion. Souvent un homme supporte des années durant, se soumet, subit les plus cruels châtiments, et soudain éclate à propos d’un détail, d’une bagatelle, presque sans raison. D’un certain point de vue, on peut même le traiter de fou ; et c’est ce qu’on fait.
J’ai déjà dit que, tout au long de bien des années, je n’ai pas vu chez ces hommes le moindre signe de repentir, ni la moindre pensée pénible à propos de leurs crimes, et que la plupart se juge dans leur for intérieur absolument irréprochable. C’est un fait. Sans doute la vanité, les mauvais exemples, le désir de crâner, la fausse honte en sont en grande partie la cause. D’un autre côté, qui pourrait affirmer qu’il a sondé la profondeur de ces cœurs réprouvés et qu’il y a lu ce qui est caché au monde entier ? Pourtant, il était possible, en tant d’années, de noter, de saisir, d’attraper au vol, dans ces cœurs, au moins un trait quelconque qui eût témoigné d’un regret intérieur, d’une souffrance. Or rien de tel, absolument rien. Oui, le crime, il le semble bien, ne saurait être compris à partir de points de vue tout prêts, donnés une fois pour toutes, et sa philosophie est un peu plus difficile qu’on ne le suppose. Naturellement, les geôles et le système des travaux forcés ne corrigent pas le criminel ; ils se bornent à le châtier et à préserver la société de nouvelles atteintes du malfaiteur à sa tranquillité. Mais pour ce qui est du criminel, la prison et les travaux les plus renforcés ne développent chez lui que la haine, la soif des jouissances interdites et une effrayante insouciance. Je suis fermement persuadé d’ailleurs que le fameux système cellulaire, lui aussi, n’obtient qu’un résultat superficiel, mensonger et trompeur. Il exprime le suc vital de l’homme, énerve son âme, l’affaiblit, l’épouvante ; après quoi, cette momie moralement desséchée, ce demi-dément est présenté comme un modèle d’amendement et de repentir. Évidemment, le criminel qui s’est dressé contre la société la hait, et presque toujours il la juge dans son tort, et lui dans son bon droit. De plus, il a reçu d’elle sa peine, et par suite s’estime presque purifié : il est quitte. On peut considérer enfin, de ces points de vue, qu’il faudrait presque acquitter le criminel.
Cependant, malgré tous les points de vue possibles, tout homme admettra qu’il existe des crimes qui, toujours et partout, d’après toutes les lois possibles et imaginables, sont regardés depuis la création du monde comme des crimes incontestables et le seront toujours tant que l’homme sera homme. C’est seulement au bagne que j’ai entendu raconter les crimes les plus horribles, les plus contre-nature, les meurtres les plus monstrueux, avec le plus irrésistible, le plus gaiement enfantin des rires."
p. 15 16 Éd.Garnier
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