Quand Jules Verne manie l'absurde, c'est un vrai plaisir. Au Gun-Club, des génies de la balistique, se désespèrent à cause de la paix qui semble s'éterniser aux États-Unis. L'extrait :
" ... Un jour, pourtant, triste et lamentable jour, la paix fut signée par les survivants de la guerre, les détonations cessèrent peu à peu, les mortiers se turent, les obusiers, muselés pour longtemps, et les canons, la tête basse, rentrèrent aux arsenaux, les boulets s’empilèrent dans les parcs, les souvenirs sanglants s’effacèrent, les cotonniers poussèrent magnifiquement sur les champs largement engraissés, les vêtements de deuil achevèrent de s’user avec les douleurs, et le Gun-club demeura plongé dans un désœuvrement profond.
Certains piocheurs, des travailleurs acharnés, se livraient bien encore à des calculs de balistique ; ils rêvaient toujours de bombes gigantesques et d’obus incomparables. Mais, sans la pratique, pourquoi ces vaines théories ? Aussi les salles devenaient désertes, les domestiques dormaient dans les antichambres, les journaux moisissaient sur les tables, les coins obscurs retentissaient de ronflements tristes, et les membres du Gun-Club, jadis si bruyants, maintenant réduits au silence par une paix désastreuse, s’endormaient dans les rêveries de l’artillerie platonique !
"C’est désolant, dit un soir le brave Tom Hunter pendant que ses jambes de bois se carbonisaient dans la cheminée du fumoir. Rien à faire ! Rien à espérer ! Quelle existence fastidieuse ! Où est le temps où le canon vous éveillait chaque matin par ses joyeuses détonations ?
— Ce temps-là n’est plus, répondit le fringant Bilsby, en cherchant à se détirer les bras qui lui manquaient. C’était un plaisir alors ! On inventait un obusier, et, à peine fondu, on courait l’essayer devant l’ennemi ; puis, on rentrait au camp avec un encouragement de Sherman ou une poignée de main de Mac-Clellan ! Mais, aujourd’hui, les généraux sont retournés à leur comptoirs, et, au lieu de projectiles, ils expédient d’inoffensives balles de coton ! Ah ! Par sainte Barbe ! L’avenir de l’artillerie est perdu en Amérique !
— Oui, Bilsby, s’écria le colonel Blomsberry, voilà de cruelles déceptions ! Un jour on quitte ses habitudes tranquilles, on s’exerce au maniement des armes, on abandonne Baltimore pour les champs de bataille, on se conduit en héros, et, deux ans, trois ans plus tard, il faut perdre le fruit de tant de fatigues, s’endormir dans une déplorable oisiveté et fourrer ses mains dans ses poches."
Certains piocheurs, des travailleurs acharnés, se livraient bien encore à des calculs de balistique ; ils rêvaient toujours de bombes gigantesques et d’obus incomparables. Mais, sans la pratique, pourquoi ces vaines théories ? Aussi les salles devenaient désertes, les domestiques dormaient dans les antichambres, les journaux moisissaient sur les tables, les coins obscurs retentissaient de ronflements tristes, et les membres du Gun-Club, jadis si bruyants, maintenant réduits au silence par une paix désastreuse, s’endormaient dans les rêveries de l’artillerie platonique !
"C’est désolant, dit un soir le brave Tom Hunter pendant que ses jambes de bois se carbonisaient dans la cheminée du fumoir. Rien à faire ! Rien à espérer ! Quelle existence fastidieuse ! Où est le temps où le canon vous éveillait chaque matin par ses joyeuses détonations ?
— Ce temps-là n’est plus, répondit le fringant Bilsby, en cherchant à se détirer les bras qui lui manquaient. C’était un plaisir alors ! On inventait un obusier, et, à peine fondu, on courait l’essayer devant l’ennemi ; puis, on rentrait au camp avec un encouragement de Sherman ou une poignée de main de Mac-Clellan ! Mais, aujourd’hui, les généraux sont retournés à leur comptoirs, et, au lieu de projectiles, ils expédient d’inoffensives balles de coton ! Ah ! Par sainte Barbe ! L’avenir de l’artillerie est perdu en Amérique !
— Oui, Bilsby, s’écria le colonel Blomsberry, voilà de cruelles déceptions ! Un jour on quitte ses habitudes tranquilles, on s’exerce au maniement des armes, on abandonne Baltimore pour les champs de bataille, on se conduit en héros, et, deux ans, trois ans plus tard, il faut perdre le fruit de tant de fatigues, s’endormir dans une déplorable oisiveté et fourrer ses mains dans ses poches."
Quoi qu’il pût dire, le vaillant colonel eût été fort empêché de donner une pareille marque de son désœuvrement, et cependant, ce n’étaient pas les poches qui lui manquaient.
"Et nulle guerre en perspective ! Dit alors le fameux J.-T Maston, en grattant de son crochet de fer son crâne en gutta-percha. Pas un nuage à l’horizon, et cela quand il y a tant à faire dans la science de l’artillerie ! Moi qui vous parle, j’ai terminé ce matin une épure, avec plan, coupe et élévation, d’un mortier destiné à changer les lois de la guerre !
— Vraiment, répondit celui-ci. Mais à quoi serviront tant d’études menées à bonnes fins, tant de difficultés vaincues ? N’est-ce pas travailler en pure perte ? Les peuples du nouveau monde semblent s’être donné le mot pour vivre en paix, et notre belliqueux Tribune (1) en arrive à pronostiquer de prochaines catastrophes dues à l’accroissement scandaleux des populations !
— Cependant, Maston, reprit le colonel Blomsberry, on se bat toujours en Europe pour soutenir le principe des nationalités !
— Eh bien ?
— Eh bien, il y aurait peut-être quelque chose à tenter là-bas, et si l’on acceptait nos services …
— Y pensez-vous ? S’écria Bilsby. Faire de la balistique au profit des étrangers !
— Cela vaudrait mieux que de n’en pas faire du tout, riposta le colonel.
— Sans doute, dit J.-T. Maston, cela vaudrait mieux, mais il ne faut même pas songer à cet expédient.
— Et pourquoi cela ? Demanda le colonel.
— Parce qu’ils ont dans le vieux monde des idées sur l’avancement qui contrarieraient toutes nos habitudes américaines. Ces gens-là ne s’imaginent pas qu’on puisse devenir général en chef avant d’avoir servi comme sous-lieutenant, ce qui reviendrait à dire qu’on ne saurait être bon pointeur à moins d’avoir fondu le canon soi-même ! Or, c’est tout simplement …
— Absurde ! Répliqua Tom Hunter en déchiquetant les bras de son fauteuil à coups de "bowieknife", et puisque les choses en sont là, il ne nous reste plus qu’à planter du tabac ou à distiller de l’huile de baleine !
— Comment ! S’écria J.-T. Maston d’une voix retentissante, ces dernières années de notre existence, nous ne les emploierons pas au perfectionnement des armes à feu ! Une nouvelle occasion ne se représentera pas d’essayer la portée de nos projectiles ! L’atmosphère ne s’illuminera plus sous l’éclair de nos canons ! Il ne surgira pas une difficulté internationale qui nous permette de déclarer la guerre à quelque puissance transatlantique ! Les Français ne couleront pas un seul de nos steamers, et les Anglais ne prendront pas, au mépris du droit des gens, trois ou quatre de nos nationaux !
— Non, Maston, répondit le colonel Blomsberry, nous n’aurons pas ce bonheur ! Non ! Pas un de ces incidents ne se produira, et, se produisît-il, nous n’en profiterions même pas ! La susceptibilité américaine s’en va de jour en jour, et nous tombons en quenouille !
— Oui, nous nous humilions ! Réplique Bilsby.
— Et l’on nous humilie ! Riposta Tom Hunter.
— Tout cela n’est que trop vrai, répliqua J.-T. Maston avec une nouvelle véhémence; Il y a dans l’air mille raisons de se battre et l’on ne se bat pas ! On économise des bras et des jambes, et cela au profit de gens qui n’en savent que faire ! Et tenez, sans chercher si loin le motif de guerre, l’Amérique du Nord n’a-t-elle pas appartenu autrefois aux Anglais ?
— Sans doute, répondit Tom Hunter en tisonnant avec rage du bout de sa béquille.
— Eh bien, reprit J.-T. Maston, pourquoi l’Angleterre à son tour n’appartiendrait-elle pas aux Américains ?
— Ce ne serait que justice, riposta le colonel Blomsberry.
— Allez proposer cela au président des États-Unis, s’écria J.-T. Maston, et vous verrez comment il vous recevra !
— Il nous recevra mal, murmura Bilsby entre les quatre dents qu’il avait sauvées de la bataille.
— Par ma foi, s’écria J.-T. Maston, aux prochaines élections il n’a que faire de compter sur ma voix !
— Ni sur les nôtres, répondirent d’un commun accord ces belliqueux invalides.
— En attendant, reprit J.-T. Maston, et pour conclure, si l’on ne me fournit pas l’occasion d’essayer mon nouveau mortier sur un vrai champ de bataille, je donne ma démission de membre du Gun-Club, et je cours m’enterrer dans les savanes de l’Arkansas !
— Nous vous y suivrons", répondirent les interlocuteurs de l’audacieux J.-T. Maston.
Or, les choses en étaient là, les esprits se montaient de plus en plus, et le Club était menacé d’une dissolution prochaine, quand un événement inattendu vint empêcher cette regrettable catastrophe.
Jules Verne De la Terre à la Lune
(1) Tribune : le plus fougueux journal abolitionniste de l'Union.
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