"Cela débute doucement, presque imperceptiblement, puis le motif grandit, grandit toujours, le rythme s’accélère, des chiquenaudes endiablées font sonner le bois de la balalaïka … C’est la "Komarinskaïa" dans toute sa fougue, et, vraiment, ce serait bien si Glinka pouvait par fortune l’entendre chez nous, au bagne ! Alors débute la pantomime en musique. La "Komarinskaïa" ne cesse pas durant toute la pantomime. La scène représente l’intérieur d’une izba. Un meunier et sa femme. Le meunier, dans un coin, répare un harnais ; dans l’autre coin, la femme file du lin. La femme est Sirotkine, et le meunier Netsviétaev.
Je ferai remarquer que nos décors sont très pauvres. Et dans cette pièce, et dans la précédente, et dans les autres, vous complétez avec votre imagination plutôt que vous ne voyez avec les yeux. En guise de mur de fond, on a tendu un tapis ou une couverture de cheval ; sur le côté, de misérables écrans. Le côté gauche n’a rien, de sorte qu’on voit les bat-flanc. Mais les spectateurs ne sont pas exigeants, et consentent à compléter de leur imagination la réalité, d’autant plus que les bagnards ont pour cela beaucoup de capacités. "Un jardin, qu’on a dit : va pour un jardin ! Une chambre : va pour la chambre ! Une izba : va pour une izba ! C’est égal. À quoi bon faire des manières ?"
Sirotkine, en costume de jeune campagnarde est tout à fait charmant. Parmi les spectateurs s’entendent, à mi-voix, quelques compliments. Le meunier termine son travail, prend son bonnet, prend son fouet, s’approche de sa femme et lui explique par gestes qu’il doit s’en aller : mais si en son absence elle reçoit quelqu’un … Et il montre le fouet. La femme écoute et hoche la tête. Ce fouet, sans doute, lui est bien connu : elle court la prétentaine. Le mari s’en va. À peine a-t-il passé la porte, la femme, dans son dos, lui montre le poing. Mais on frappe : la porte s’ouvre et de nouveau entre… le voisin, meunier lui aussi, un homme en cafetan et barbu. Il tient à la main un cadeau : un fichu rouge. La jeune femme rit. Mais à peine le voisin fait-il mine de l’embrasser qu’on frappe encore à la porte. Où le fourrer ? Elle le cache à la hâte sous la table, et se remet à son fuseau. C’était un autre adorateur : un secrétaire de compagnie, en costume militaire.
Jusqu’ici la pantomime est irréprochable : le geste était immanquablement juste. On pouvait même s’étonner, à voir ces acteurs improvisés, et se demander malgré soi : combien d’énergies et de talents périssent parfois chez nous, en Russie, presque en pure perte, faute de liberté ou par les duretés du sort ! Mais le forçat qui jouait le secrétaire avait sans doute fait partie jadis d’une troupe domestique ou provinciale, et il lui sembla que nos acteurs, tous jusqu’au dernier, ne comprenaient pas le métier et ne marchaient pas comme il faut marcher sur la scène. Et le voici qui fait une entrée comme, paraît-il, les faisaient au bon vieux temps les héros classiques : il avance largement une jambe et, avant même d’avoir amené l’autre, s’arrête brusquement, rejette en arrière tout le buste, la tête, regarde fièrement autour de lui et … fait un second pas. Si pareille démarche était ridicule chez les héros classiques, dans une scène comique, chez un secrétaire d’état-major, elle l’est encore davantage. Mais notre public estimait que, probablement, il fallait agir de la sorte, et les larges enjambées du scribe interminable furent admises comme un fait accompli, sans critique spéciale.
À peine le scribe avait-il atteint le milieu de la scène que se fit encore entendre un coup à la porte : la maîtresse de maison de nouveau est en émoi. Où fourrer le scribe ? Dans le coffre : par bonheur il est ouvert ! Le scribe se glisse dedans, et la femme rabat le couvercle. Cette fois, c’est un visiteur original qui apparaît : un amoureux encore mais d’une catégorie spéciale. C’est un brahmine, et même en costume ! Un rire irrésistible retentit dans la salle. Le brahmine est représenté par le forçat Kochkine, qui joue admirablement. Il a bien l’allure d’un brahmine. Il explique par gestes toute l’étendue de son amour. Il lève les bras au ciel, puis porte ses mains sur sa poitrine, sur son cœur. Mais il a à peine pu manifester sa tendresse qu’un coup violent est frappé à la porte. D’après ce coup, il est clair que c’est le maître de la maison. La femme épouvantée est hors d’elle-même, le brahmine s’agite comme un dératé, et supplie qu’on le cache. À la hâte, elle le plante derrière l’armoire. Elle-même, oubliant d’aller ouvrir, se jette sur sa pelote et file, file, sans entendre à la porte les heurts de son mari ; dans son désarroi elle tord un fil qu’elle n’a pas dans la main et tourne un fuseau qu’elle n’a pas pensé à ramasser par terre. Sirotkine représenta très bien et très heureusement cette épouvante.
Mais le mari enfonce la porte d’un coup de pied et, le fouet à la main, s’avance vers sa femme. Il a tout épié et tout vu, et il lui montre du doigt qu’elle a chez elle trois hommes cachés. Il les cherche. Le premier sur lequel il tombe est le voisin, qu’il accompagne à coups de poing hors de la pièce. Le scribe tremblant de peur voudrait fuir : il soulève avec la tête le couvercle du coffre, et par là se trahit. Le mari le fouaille d’importance et cette fois l’amoureux fait un bond qui n’a rien de classique. Reste le brahmine : le mari le cherche longtemps, enfin il le découvre dans le coin derrière l’armoire, lui adresse un grand salut et le tire par la barbe vers le milieu de la scène. Le brahmine tente de se défendre, crie : "Maudit, maudit !" (les seuls mots prononcés dans la pantomime), mais le mari ne l’écoute pas et l’accommode à sa façon. La femme, voyant que son tour arrive, jette par terre le fil, le fuseau, et se sauve de la pièce ; son escabeau se renverse (1). Les forçats éclatent de rire. Ali, sans me regarder, me tiraille par la main et me crie : "Regarde, le brahmine, le brahmine !" Il ne peut se tenir droit à force de rire. Le rideau tombe. Une autre scène commence …
Mais à quoi bon les décrire toutes ? Il y en eut encore deux ou trois. Toutes étaient drôles, d’une authentique gaieté. Si les forçats ne les avaient pas imaginées, ils avaient du moins, dans chacune, mis du leur. Chaque acteur, ou presque, improvisait, si bien que les soirs suivants un seul et même interprète jouait le même rôle un peu différemment.
La dernière pantomime, du genre fantastique, se termina par un ballet. On enterrait un mort. Le brahmine, avec d’innombrables servants, se livrait sur le cercueil à diverses incantations, mais rien n’y faisait. Enfin retentit : "Le soleil est sur son déclin" : le mort revient à la vie, et tous, dans la joie, dansent. Le brahmine danse avec le mort, et danse d’une manière tout à fait spéciale, à la brahmine. Ainsi se termina la représentation, en attendant le soir suivant.
Tous les nôtres se séparent joyeux, contents, couvrent d’éloges les acteurs, remercient le sous-officier. Pas la moindre dispute. Tous sont contents, — contre leur habitude, — ils ont même l’air heureux. Ils s’endorment autrement qu’à l’accoutumée, presque avec la conscience tranquille, et, au fond, pourquoi ? Pourtant ce n’est pas un rêve de mon imagination. C’est la vérité pure. On a seulement permis à ces malheureux de vivre un peu à leur guise, de se distraire comme tout le monde, de passer une heure en oubliant le bagne ; et voici l’homme moralement transformé, ne fût-ce que pour quelques minutes seulement …
Mais voici déjà la nuit profonde. Je frissonne, et je me réveille par hasard : le vieux prie toujours sur le poêle, et il priera ainsi jusqu’à l’aube ; Ali dort paisiblement à côté de moi. Je me rappelle qu’en s’endormant il riait encore, en causant du théâtre avec ses frères, et malgré moi mon regard s’attarde sur son calme visage d’enfant. Peu à peu je me rappelle tout : la dernière journée, les fêtes, ce mois tout entier … : épouvanté, je soulève la tête, et j’embrasse du regard mes camarades endormis, à la lueur blafarde et tremblante de la chandelle de six à la livre, de l’administration. Je regarde leurs visages pâles, leurs pauvres couches, tout ce dénuement et cette misère infinie, je plonge en eux mon regard, — comme si je voulais m’assurer que tout cela n’est pas le prolongement d’un rêve monstrueux, mais la vérité vraie. C’est bien la vérité : j’entends quelqu’un gémir ; quelqu’un a lourdement déplacé son bras, et fait sonner ses fers. Un autre a tressailli dans son songe, et a parlé, tandis que le grand-père sur le poêle prie pour "tous les chrétiens orthodoxes" : on entend son invocation régulière, paisible, lente : "Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de nous ! …"
"Je ne suis pourtant pas ici pour toujours, mais seulement pour quelques années, n’est-ce pas !" me dis-je, et j’incline de nouveau ma tête sur l’oreiller."
Je ferai remarquer que nos décors sont très pauvres. Et dans cette pièce, et dans la précédente, et dans les autres, vous complétez avec votre imagination plutôt que vous ne voyez avec les yeux. En guise de mur de fond, on a tendu un tapis ou une couverture de cheval ; sur le côté, de misérables écrans. Le côté gauche n’a rien, de sorte qu’on voit les bat-flanc. Mais les spectateurs ne sont pas exigeants, et consentent à compléter de leur imagination la réalité, d’autant plus que les bagnards ont pour cela beaucoup de capacités. "Un jardin, qu’on a dit : va pour un jardin ! Une chambre : va pour la chambre ! Une izba : va pour une izba ! C’est égal. À quoi bon faire des manières ?"
Sirotkine, en costume de jeune campagnarde est tout à fait charmant. Parmi les spectateurs s’entendent, à mi-voix, quelques compliments. Le meunier termine son travail, prend son bonnet, prend son fouet, s’approche de sa femme et lui explique par gestes qu’il doit s’en aller : mais si en son absence elle reçoit quelqu’un … Et il montre le fouet. La femme écoute et hoche la tête. Ce fouet, sans doute, lui est bien connu : elle court la prétentaine. Le mari s’en va. À peine a-t-il passé la porte, la femme, dans son dos, lui montre le poing. Mais on frappe : la porte s’ouvre et de nouveau entre… le voisin, meunier lui aussi, un homme en cafetan et barbu. Il tient à la main un cadeau : un fichu rouge. La jeune femme rit. Mais à peine le voisin fait-il mine de l’embrasser qu’on frappe encore à la porte. Où le fourrer ? Elle le cache à la hâte sous la table, et se remet à son fuseau. C’était un autre adorateur : un secrétaire de compagnie, en costume militaire.
Jusqu’ici la pantomime est irréprochable : le geste était immanquablement juste. On pouvait même s’étonner, à voir ces acteurs improvisés, et se demander malgré soi : combien d’énergies et de talents périssent parfois chez nous, en Russie, presque en pure perte, faute de liberté ou par les duretés du sort ! Mais le forçat qui jouait le secrétaire avait sans doute fait partie jadis d’une troupe domestique ou provinciale, et il lui sembla que nos acteurs, tous jusqu’au dernier, ne comprenaient pas le métier et ne marchaient pas comme il faut marcher sur la scène. Et le voici qui fait une entrée comme, paraît-il, les faisaient au bon vieux temps les héros classiques : il avance largement une jambe et, avant même d’avoir amené l’autre, s’arrête brusquement, rejette en arrière tout le buste, la tête, regarde fièrement autour de lui et … fait un second pas. Si pareille démarche était ridicule chez les héros classiques, dans une scène comique, chez un secrétaire d’état-major, elle l’est encore davantage. Mais notre public estimait que, probablement, il fallait agir de la sorte, et les larges enjambées du scribe interminable furent admises comme un fait accompli, sans critique spéciale.
À peine le scribe avait-il atteint le milieu de la scène que se fit encore entendre un coup à la porte : la maîtresse de maison de nouveau est en émoi. Où fourrer le scribe ? Dans le coffre : par bonheur il est ouvert ! Le scribe se glisse dedans, et la femme rabat le couvercle. Cette fois, c’est un visiteur original qui apparaît : un amoureux encore mais d’une catégorie spéciale. C’est un brahmine, et même en costume ! Un rire irrésistible retentit dans la salle. Le brahmine est représenté par le forçat Kochkine, qui joue admirablement. Il a bien l’allure d’un brahmine. Il explique par gestes toute l’étendue de son amour. Il lève les bras au ciel, puis porte ses mains sur sa poitrine, sur son cœur. Mais il a à peine pu manifester sa tendresse qu’un coup violent est frappé à la porte. D’après ce coup, il est clair que c’est le maître de la maison. La femme épouvantée est hors d’elle-même, le brahmine s’agite comme un dératé, et supplie qu’on le cache. À la hâte, elle le plante derrière l’armoire. Elle-même, oubliant d’aller ouvrir, se jette sur sa pelote et file, file, sans entendre à la porte les heurts de son mari ; dans son désarroi elle tord un fil qu’elle n’a pas dans la main et tourne un fuseau qu’elle n’a pas pensé à ramasser par terre. Sirotkine représenta très bien et très heureusement cette épouvante.
Mais le mari enfonce la porte d’un coup de pied et, le fouet à la main, s’avance vers sa femme. Il a tout épié et tout vu, et il lui montre du doigt qu’elle a chez elle trois hommes cachés. Il les cherche. Le premier sur lequel il tombe est le voisin, qu’il accompagne à coups de poing hors de la pièce. Le scribe tremblant de peur voudrait fuir : il soulève avec la tête le couvercle du coffre, et par là se trahit. Le mari le fouaille d’importance et cette fois l’amoureux fait un bond qui n’a rien de classique. Reste le brahmine : le mari le cherche longtemps, enfin il le découvre dans le coin derrière l’armoire, lui adresse un grand salut et le tire par la barbe vers le milieu de la scène. Le brahmine tente de se défendre, crie : "Maudit, maudit !" (les seuls mots prononcés dans la pantomime), mais le mari ne l’écoute pas et l’accommode à sa façon. La femme, voyant que son tour arrive, jette par terre le fil, le fuseau, et se sauve de la pièce ; son escabeau se renverse (1). Les forçats éclatent de rire. Ali, sans me regarder, me tiraille par la main et me crie : "Regarde, le brahmine, le brahmine !" Il ne peut se tenir droit à force de rire. Le rideau tombe. Une autre scène commence …
Mais à quoi bon les décrire toutes ? Il y en eut encore deux ou trois. Toutes étaient drôles, d’une authentique gaieté. Si les forçats ne les avaient pas imaginées, ils avaient du moins, dans chacune, mis du leur. Chaque acteur, ou presque, improvisait, si bien que les soirs suivants un seul et même interprète jouait le même rôle un peu différemment.
La dernière pantomime, du genre fantastique, se termina par un ballet. On enterrait un mort. Le brahmine, avec d’innombrables servants, se livrait sur le cercueil à diverses incantations, mais rien n’y faisait. Enfin retentit : "Le soleil est sur son déclin" : le mort revient à la vie, et tous, dans la joie, dansent. Le brahmine danse avec le mort, et danse d’une manière tout à fait spéciale, à la brahmine. Ainsi se termina la représentation, en attendant le soir suivant.
Tous les nôtres se séparent joyeux, contents, couvrent d’éloges les acteurs, remercient le sous-officier. Pas la moindre dispute. Tous sont contents, — contre leur habitude, — ils ont même l’air heureux. Ils s’endorment autrement qu’à l’accoutumée, presque avec la conscience tranquille, et, au fond, pourquoi ? Pourtant ce n’est pas un rêve de mon imagination. C’est la vérité pure. On a seulement permis à ces malheureux de vivre un peu à leur guise, de se distraire comme tout le monde, de passer une heure en oubliant le bagne ; et voici l’homme moralement transformé, ne fût-ce que pour quelques minutes seulement …
Mais voici déjà la nuit profonde. Je frissonne, et je me réveille par hasard : le vieux prie toujours sur le poêle, et il priera ainsi jusqu’à l’aube ; Ali dort paisiblement à côté de moi. Je me rappelle qu’en s’endormant il riait encore, en causant du théâtre avec ses frères, et malgré moi mon regard s’attarde sur son calme visage d’enfant. Peu à peu je me rappelle tout : la dernière journée, les fêtes, ce mois tout entier … : épouvanté, je soulève la tête, et j’embrasse du regard mes camarades endormis, à la lueur blafarde et tremblante de la chandelle de six à la livre, de l’administration. Je regarde leurs visages pâles, leurs pauvres couches, tout ce dénuement et cette misère infinie, je plonge en eux mon regard, — comme si je voulais m’assurer que tout cela n’est pas le prolongement d’un rêve monstrueux, mais la vérité vraie. C’est bien la vérité : j’entends quelqu’un gémir ; quelqu’un a lourdement déplacé son bras, et fait sonner ses fers. Un autre a tressailli dans son songe, et a parlé, tandis que le grand-père sur le poêle prie pour "tous les chrétiens orthodoxes" : on entend son invocation régulière, paisible, lente : "Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de nous ! …"
"Je ne suis pourtant pas ici pour toujours, mais seulement pour quelques années, n’est-ce pas !" me dis-je, et j’incline de nouveau ma tête sur l’oreiller."
Dostoïevski Récits de la Maison des morts Édition de P. Pascal p. 249 à 253
Note 1 : À la base de cette pantomime se trouve un thème folklorique bien connu : l'Index des sujets de contes de N. Andreev (Léningrad, 1929) on note une dizaine de variantes. De là dérive aussi un épisode de la Nuit de Noël de Gogol (dans les Veillées du hameau).
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