Avec L'Idiot, Dostoïevski explore les mécanismes déclencheurs de la folie, les états limite, et celui, douloureux, du prince avant son éveil. Nous le voyons évoluer ensuite dans une société qui ne l'épargne pas. L'Idiot est un livre accessible à tout lecteur voulant prêter attention à l'humanité dans toute sa complexité. Un extrait :
"Cela se passait en Suisse, la première année de son traitement, au cours même des premiers mois. Il était encore, à cette époque, tout à fait comme un idiot ; il ne savait même pas bien parler, parfois ne comprenait pas ce qu’on voulait de lui. Un jour ensoleillé et très clair, il était allé dans la montagne et il avait erré longuement, absorbé par une pensée douloureuse qui n’arrivait pas à se formuler en lui. Devant lui s’étendait un ciel éclatant, au-dessous un lac, et tout autour un horizon lumineux sans fin ni limite. Il était resté longtemps à regarder et à se tourmenter. Il se souvint maintenant qu’il étendait les bras vers cet azur limpide en versant des larmes. Il souffrait de se sentir étranger à tout cela. Quel était donc ce festin, quelle était cette éternelle grande fête qui n’avait pas de fin et vers laquelle il se sentait attiré depuis longtemps, depuis toujours, depuis son enfance, et à laquelle il ne parvenait pas à se joindre. Chaque matin un soleil aussi radieux se lève ; chaque matin l’arc-en-ciel joue sur la cascade ; chaque soir la montagne à la cime neigeuse la plus élevée, loin là-bas, à la limite du ciel, s’embrase d’une flamme pourpre ; chaque "petit moucheron qui bourdonne auprès de lui dans l’ardent rayon de soleil participe à ce chœur, connaît sa place, l’aime et en est heureux" ; chaque herbe est heureuse en poussant ! Tout possède sa voie, et tout connaît sa voie, s’éloigne en chantant et revient en chantant ; seul, lui ne sait rien, ne comprend rien, ni les hommes, ni les sons, étranger à tout, rejeté de tout. Oh, bien sûr il n’était pas alors capable d’employer ces mots et de formuler ainsi sa question ; sa souffrance était sourde et muette ; mais il lui semblait à présent qu’alors aussi il disait tout cela, ces mêmes paroles, et que c’était à lui qu’Hippolyte avait emprunté ce qu’il avait dit au sujet du "moucheron", à ses paroles et à ses larmes d’alors. Il en était persuadé ; et cette pensée faisait, il ne savait pourquoi, battre son cœur …
Il s’assoupit sur le banc, mais son angoisse ne le quitta pas, même dans son sommeil. Juste avant de s’endormir, il se souvint qu’Hippolyte tuerait dix personnes et il sourit à l’absurdité de la supposition. Un silence merveilleux et serein l’environnait, où seul on entendait le frémissement des feuilles, et ce frémissement semblait rendre tout, autour de lui, encore plus silencieux et plus solitaire. Il fit un grand nombre de rêves, tous angoissants et qui le faisaient tressaillir à chaque instant. À la fin, il vit venir à lui une femme ; il la connaissait, il la connaissait jusqu’à la souffrance ; il pouvait toujours la montrer et l’appeler par son nom, mais, chose étrange, elle semblait avoir à présent un tout autre visage que celui qu’il avait toujours connu, et il éprouvait une douloureuse répugnance à la reconnaître pour cette femme. Ce visage exprimait tant de remords et d’horreur qu’on eût dit que c’était une terrible criminelle qui venait de commettre un crime effroyable. Une larme tremblait sur sa joue pâle ; elle lui fit signe de la main et mit un doigt sur ses lèvres comme pour l’avertir de la suivre sans bruit. Son cœur s’arrêta de battre ; à aucun prix, pour rien au monde, il ne voulait la reconnaître pour une criminelle ; mais il sentait qu’à l’instant même quelque chose d’affreux allait se produire qui pèserait sur toute sa vie. Elle voulait, semblait-il, lui montrer quelque chose, non loin de là, dans le parc. Il s’était levé pour la suivre et soudain il entendit près de lui un rire clair et frais ; une main se trouva subitement dans sa main ; il saisit cette main, la serra fortement dans la sienne et se réveilla. Devant lui se tenait Aglaé qui riait aux éclats."
Il s’assoupit sur le banc, mais son angoisse ne le quitta pas, même dans son sommeil. Juste avant de s’endormir, il se souvint qu’Hippolyte tuerait dix personnes et il sourit à l’absurdité de la supposition. Un silence merveilleux et serein l’environnait, où seul on entendait le frémissement des feuilles, et ce frémissement semblait rendre tout, autour de lui, encore plus silencieux et plus solitaire. Il fit un grand nombre de rêves, tous angoissants et qui le faisaient tressaillir à chaque instant. À la fin, il vit venir à lui une femme ; il la connaissait, il la connaissait jusqu’à la souffrance ; il pouvait toujours la montrer et l’appeler par son nom, mais, chose étrange, elle semblait avoir à présent un tout autre visage que celui qu’il avait toujours connu, et il éprouvait une douloureuse répugnance à la reconnaître pour cette femme. Ce visage exprimait tant de remords et d’horreur qu’on eût dit que c’était une terrible criminelle qui venait de commettre un crime effroyable. Une larme tremblait sur sa joue pâle ; elle lui fit signe de la main et mit un doigt sur ses lèvres comme pour l’avertir de la suivre sans bruit. Son cœur s’arrêta de battre ; à aucun prix, pour rien au monde, il ne voulait la reconnaître pour une criminelle ; mais il sentait qu’à l’instant même quelque chose d’affreux allait se produire qui pèserait sur toute sa vie. Elle voulait, semblait-il, lui montrer quelque chose, non loin de là, dans le parc. Il s’était levé pour la suivre et soudain il entendit près de lui un rire clair et frais ; une main se trouva subitement dans sa main ; il saisit cette main, la serra fortement dans la sienne et se réveilla. Devant lui se tenait Aglaé qui riait aux éclats."
extrait de L'Idiot de Dostoïevski, Classique de poche page 619
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