L'abbé Cénabre a perdu la foi et se sentant mal dans sa peau il a fait venir auprès de lui, en pleine nuit, le viel abbé Chevance, assez mal noté par sa hiérarchie, mais véritablement croyant, afin de se confier à lui, mais l'entrevue tourne mal :
"Il le vit glisser plutôt que marcher vers la porte, son chapeau sous le bras, si pâle, si las, d’un air de soumission si basse qu’une rage le prit de laisser échapper ce prêtre ridicule, avec son secret. Mais au fond du cœur sa déception était plus forte encore du silence qu’il ne pouvait rompre, de la solitude incompréhensible où depuis quelques heures il était tombé. Prières, menaces, mensonges, cris de fureur ou de désespoir, il semblait que rien ne pût dépasser le cercle enchanté. Il était comme un homme qui crie au fond de la mer.
La fureur l’emporta pourtant. La même haine mystérieuse cherchant toujours son objet, et qui l’avait déjà soulevé de colère contre le blême Pernichon, le jeta tout tremblant, face à un nouvel adversaire. Il ne mesura point son élan. Il étendit seulement le bras, et le frêle vieux prêtre pirouetta sur lui-même, cherchant vainement un appui de ses mains ouvertes. Les semelles cloutées glissèrent sur le parquet ciré. Il tomba à genoux, son chapeau à côté de lui, lamentable.
La honte plutôt que la pitié, tira de l’abbé Cénabre une espèce de gémissement. Il restait muet devant sa grotesque victime, la discernant à peine, toute son attention tendue vers l’événement intérieur, le jaillissement irrésistible, la force inconnue, surnaturelle… Qu’était, qu’était cette passion soudaine, frappant de tels coups dans sa poitrine ?
Il ne vit pas l’abbé Chevance se lever, il ne vit pas la vieille main s’emparer de la sienne, il n’entendit pas la voix pourtant si douce, encore frémissante d’une terreur enfantine, et soudain elle sonna terriblement à son oreille. Tout son corps, d’un imperceptible écart, sitôt retenu, esquissa le bond d’une bête traquée. Puis le regard surgit de nouveau dans ses yeux.
« J’aurais désiré que vous me bénissiez, disait tristement l’abbé Chevance… J’aurais voulu vous demander cette grâce, avant de vous quitter pour jamais. »
Sa voix était tendre, et pleine d’une pitié si divine que l’orgueil le plus sourcilleux s’en fût trouvé ému. Il n’évitait pas, il cherchait maintenant les yeux sombres, tandis que s’abattait sur le prêtre célèbre, ainsi qu’un aigle sur sa proie, la compassion d’une âme de feu.
« Oui, disait le confesseur des bonnes, dans l’affreuse épreuve où je vous vois, tout autre acte de notre ministère vous serait, certes, impossible. Mais lequel d’entre nous, sous les pieds mêmes du diable, ne pourrait valablement bénir, au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit ? Ah ! Mon ami, cela est vrai, cela est sûr ! Vous pouvez, sans sacrilège appeler sur un frère à peine moins misérable que vous cette grâce dont vous êtes à présent vide. Ecoutez-moi. Faites ce signe au moins — même avec indifférence — même dans la perversion de la volonté ! Qu’importe si vous croyez ou non à cette minute, et quand chaque battement de votre cœur serait un blasphème et un défi ! Si vous ne pouvez implorer la miséricorde pour vous — ah ! Faites, faites au moins le signe qui la dispense au pécheur ! Souhaitez-moi, souhaitez-moi seulement d’être heureux ! »
C’est ainsi que ce prêtre extraordinaire, avec une ténacité sublime, tentait sa chance suprême, lançait le dernier appel susceptible d’être entendu. Il voyait, il tenait sous son regard, il touchait presque l’âme forcenée, frappée à mort ; il n’espérait plus rien d’elle qu’un signe, un seul signe, à peine volontaire, à peine lucide, quelque chose comme le clin d’œil qui consent, sur la face pétrifiée de l’agonie, un rien, la brèche où pût peser de tout son poids immense la formidable pitié divine, qu’il entendait rugir autour du réprouvé encore vivant. La révélation lui en venait d’être faite, en un éclair, il n’eût su dire comment, et il allait l’oublier aussi vite, il était tout entier dans son effort, il ne mesurait pas son coup. Bien au-delà de sa propre raison, à mille lieues de son corps chétif, qui même alors gardait son attitude humiliée, craintive, sa charité, elle seule, discernait, jugeait, agissait. Qui peut voir, avec les yeux de l’ange ? L’homme qu’il disputait aux ténèbres était toujours là, devant lui, dans sa forte carrure, son front pâle sans une ride, les yeux baissés. Mais ils s’étreignaient dans le ciel.
Par degrés, la conscience revenait à l’abbé Cénabre, bien qu’il ne s’arrachât qu’au prix d’un grand effort à sa contemplation intérieure. Ce qui se formait en lui échappait à toute prise de l’intelligence, ne ressemblait à rien, restait distinct de sa vie, bien que sa vie en fût ébranlée à une profondeur inouïe. C’était comme la jubilation d’un autre être, son accomplissement mystérieux. De ce travail, il ne savait ni le sens ni le but, mais la passivité de toutes ses facultés supérieures au centre d’un ébranlement si prodigieux était justement une volupté, dont son corps vibrait jusqu’aux racines. Il acceptait, il recevait dans sa propre nature la force mystérieuse, il la subissait avec une joie terrible. A ce degré d’abandon de soi-même, à ce déliement total, aucune raison si péremptoire, aucune menace, aucune injure n’eût obtenu de lui-même un soupir. La prise était d’autant plus forte qu’elle s’était refermée à l’improviste. La résistance avait été brisée d’un coup.
Il contemplait encore l’abbé Chevance avec hébétement. La voix, tour à tour impérieuse et suppliante, avait frappé parfois son oreille, sans émouvoir son cœur, mais il en avait retenu les mots prononcés. Sa mémoire, les ayant enregistrés, les reformait mécaniquement. Dans l’effusion de son affreux bonheur, cette plainte, ce dernier appel n’avait pas de sens, ou du moins pour le saisir, il devait remonter peu à peu des profondeurs de sa joie. La lenteur du retour lui fit mesurer l’énormité de sa chute. Car si étroitement qu’il nous presse, l’ange obscur, maître de la volonté, sent tressaillir sous lui, au moment suprême, la chair qu’il a trompée — la chair qui flaire la mort. D’ailleurs, tout se passa dans le temps d’un éclair.
Enfin, il put voir. Il put fixer clairement le vieux prêtre, tremblant non plus de crainte, mais de pitié. L’élan pour fuir, dont l’abbé Cénabre était incapable, son désir même, dont la source était tarie, il les retrouvait, sans les reconnaître, dans le regard du dernier ami. La grâce divine (depuis des mois, il n’en ressentait même plus l’absence) se montrait encore une fois : c’était comme la face d’un cadavre au fond des eaux, c’était comme un cri plaintif dans la brume. La clairvoyance de l’apôtre, ou plutôt sa sublime charité, l’avait inspiré de solliciter du malheureux cela seul dont il était encore capable : une muette imploration, pas même : un effort de sympathie, moins peut-être : un mouvement de compassion pour sa propre déchéance.
Rien n’en parut au visage contracté de l’abbé Cénabre. Sa récente fureur s’y marquait encore, car le vertige l’avait saisi brusquement, traîtreusement. Aucun signe n’avait témoigné au-dehors de la joie suspecte dont il avait connu la première et définitive possession, ou peut-être la figure humaine ne saurait-elle l’exprimer." …
La fureur l’emporta pourtant. La même haine mystérieuse cherchant toujours son objet, et qui l’avait déjà soulevé de colère contre le blême Pernichon, le jeta tout tremblant, face à un nouvel adversaire. Il ne mesura point son élan. Il étendit seulement le bras, et le frêle vieux prêtre pirouetta sur lui-même, cherchant vainement un appui de ses mains ouvertes. Les semelles cloutées glissèrent sur le parquet ciré. Il tomba à genoux, son chapeau à côté de lui, lamentable.
La honte plutôt que la pitié, tira de l’abbé Cénabre une espèce de gémissement. Il restait muet devant sa grotesque victime, la discernant à peine, toute son attention tendue vers l’événement intérieur, le jaillissement irrésistible, la force inconnue, surnaturelle… Qu’était, qu’était cette passion soudaine, frappant de tels coups dans sa poitrine ?
Il ne vit pas l’abbé Chevance se lever, il ne vit pas la vieille main s’emparer de la sienne, il n’entendit pas la voix pourtant si douce, encore frémissante d’une terreur enfantine, et soudain elle sonna terriblement à son oreille. Tout son corps, d’un imperceptible écart, sitôt retenu, esquissa le bond d’une bête traquée. Puis le regard surgit de nouveau dans ses yeux.
« J’aurais désiré que vous me bénissiez, disait tristement l’abbé Chevance… J’aurais voulu vous demander cette grâce, avant de vous quitter pour jamais. »
Sa voix était tendre, et pleine d’une pitié si divine que l’orgueil le plus sourcilleux s’en fût trouvé ému. Il n’évitait pas, il cherchait maintenant les yeux sombres, tandis que s’abattait sur le prêtre célèbre, ainsi qu’un aigle sur sa proie, la compassion d’une âme de feu.
« Oui, disait le confesseur des bonnes, dans l’affreuse épreuve où je vous vois, tout autre acte de notre ministère vous serait, certes, impossible. Mais lequel d’entre nous, sous les pieds mêmes du diable, ne pourrait valablement bénir, au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit ? Ah ! Mon ami, cela est vrai, cela est sûr ! Vous pouvez, sans sacrilège appeler sur un frère à peine moins misérable que vous cette grâce dont vous êtes à présent vide. Ecoutez-moi. Faites ce signe au moins — même avec indifférence — même dans la perversion de la volonté ! Qu’importe si vous croyez ou non à cette minute, et quand chaque battement de votre cœur serait un blasphème et un défi ! Si vous ne pouvez implorer la miséricorde pour vous — ah ! Faites, faites au moins le signe qui la dispense au pécheur ! Souhaitez-moi, souhaitez-moi seulement d’être heureux ! »
C’est ainsi que ce prêtre extraordinaire, avec une ténacité sublime, tentait sa chance suprême, lançait le dernier appel susceptible d’être entendu. Il voyait, il tenait sous son regard, il touchait presque l’âme forcenée, frappée à mort ; il n’espérait plus rien d’elle qu’un signe, un seul signe, à peine volontaire, à peine lucide, quelque chose comme le clin d’œil qui consent, sur la face pétrifiée de l’agonie, un rien, la brèche où pût peser de tout son poids immense la formidable pitié divine, qu’il entendait rugir autour du réprouvé encore vivant. La révélation lui en venait d’être faite, en un éclair, il n’eût su dire comment, et il allait l’oublier aussi vite, il était tout entier dans son effort, il ne mesurait pas son coup. Bien au-delà de sa propre raison, à mille lieues de son corps chétif, qui même alors gardait son attitude humiliée, craintive, sa charité, elle seule, discernait, jugeait, agissait. Qui peut voir, avec les yeux de l’ange ? L’homme qu’il disputait aux ténèbres était toujours là, devant lui, dans sa forte carrure, son front pâle sans une ride, les yeux baissés. Mais ils s’étreignaient dans le ciel.
Par degrés, la conscience revenait à l’abbé Cénabre, bien qu’il ne s’arrachât qu’au prix d’un grand effort à sa contemplation intérieure. Ce qui se formait en lui échappait à toute prise de l’intelligence, ne ressemblait à rien, restait distinct de sa vie, bien que sa vie en fût ébranlée à une profondeur inouïe. C’était comme la jubilation d’un autre être, son accomplissement mystérieux. De ce travail, il ne savait ni le sens ni le but, mais la passivité de toutes ses facultés supérieures au centre d’un ébranlement si prodigieux était justement une volupté, dont son corps vibrait jusqu’aux racines. Il acceptait, il recevait dans sa propre nature la force mystérieuse, il la subissait avec une joie terrible. A ce degré d’abandon de soi-même, à ce déliement total, aucune raison si péremptoire, aucune menace, aucune injure n’eût obtenu de lui-même un soupir. La prise était d’autant plus forte qu’elle s’était refermée à l’improviste. La résistance avait été brisée d’un coup.
Il contemplait encore l’abbé Chevance avec hébétement. La voix, tour à tour impérieuse et suppliante, avait frappé parfois son oreille, sans émouvoir son cœur, mais il en avait retenu les mots prononcés. Sa mémoire, les ayant enregistrés, les reformait mécaniquement. Dans l’effusion de son affreux bonheur, cette plainte, ce dernier appel n’avait pas de sens, ou du moins pour le saisir, il devait remonter peu à peu des profondeurs de sa joie. La lenteur du retour lui fit mesurer l’énormité de sa chute. Car si étroitement qu’il nous presse, l’ange obscur, maître de la volonté, sent tressaillir sous lui, au moment suprême, la chair qu’il a trompée — la chair qui flaire la mort. D’ailleurs, tout se passa dans le temps d’un éclair.
Enfin, il put voir. Il put fixer clairement le vieux prêtre, tremblant non plus de crainte, mais de pitié. L’élan pour fuir, dont l’abbé Cénabre était incapable, son désir même, dont la source était tarie, il les retrouvait, sans les reconnaître, dans le regard du dernier ami. La grâce divine (depuis des mois, il n’en ressentait même plus l’absence) se montrait encore une fois : c’était comme la face d’un cadavre au fond des eaux, c’était comme un cri plaintif dans la brume. La clairvoyance de l’apôtre, ou plutôt sa sublime charité, l’avait inspiré de solliciter du malheureux cela seul dont il était encore capable : une muette imploration, pas même : un effort de sympathie, moins peut-être : un mouvement de compassion pour sa propre déchéance.
Rien n’en parut au visage contracté de l’abbé Cénabre. Sa récente fureur s’y marquait encore, car le vertige l’avait saisi brusquement, traîtreusement. Aucun signe n’avait témoigné au-dehors de la joie suspecte dont il avait connu la première et définitive possession, ou peut-être la figure humaine ne saurait-elle l’exprimer." …
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