samedi 5 février 2011

On pourrait intituler la suite de l'extrait : le rire de l'abbé Cénabre


... "La solitude de la rue, le ronflement du vent ramenèrent sa pensée au vieux prêtre, et il imagina son retour à travers la ville déserte, jusqu’à la chambre d’hôtel, dont il avait connu un soir la misère. D’ailleurs, ce n’était pas au souvenir de l’abbé Chevance qu’il venait d’arrêter son esprit mais à sa parfaite, sa définitive, son impitoyable solitude. Il lui sembla qu’il comprenait seulement à l’instant combien cet homme était seul — isolé — seul entre les autres hommes, plus séparé d’eux par la singularité de sa nature que par l’espace ou le temps. Il en ressentit une vive joie. Qu’importe un tel fantôme, ami ou ennemi ? Que peut, pour ou contre, ce vieillard sale et craintif ?… Il était dans la foule ainsi qu’un étranger impuissant à se faire entendre, et s’il y eût songé par impossible, chaque effort fait dans ce sens (comme il arrive lorsque la différence est absolue, irrémédiable) eût aggravé le malentendu originel, tourné à la confusion de l’homme seul.
"Pauvre vieux !" fit-il avec tristesse.
Et aussitôt, pour la troisième fois, il entendit son rire.
Si bref, si étouffé qu’il fût, son attention sur ses gardes l’avait saisi d’emblée, happé au passage. De nouveau, mais bien plus nettement, la même disproportion l’avait frappé de ce rire à son attitude, à l’expression même de son visage qui, sur les derniers mots, s’était pourtant attendri de pitié. Oui, le sentiment de cette disproportion était autrement clair et pressant. Il n’en saisissait pas encore la cause, mais une seconde lui avait suffi pour découvrir le point douloureux, au plus profond de son orgueil. Celui que Mgr Dutoit, dans un discours célèbre, avait appelé l’esprit le plus subtil et le plus fin de son temps se découvrait un rire ignoble." ...
Bernanos

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