... "Dans l’immense vague littéraire qui emporte la France entre 1918 et 1950, la soulève et l’accroche au sommet, Bernanos occupe, avec Malraux, la première place. Camus nous demeure plus proche, plus fraternel, jusqu’en son académisme empesé, peut-être parce que nous partageons ses ambitions de pauvre, son orgueil d’humilié. Nous traînons tous derrière nous des générations emmurées dans la stupeur d’une misère sans mots. Et nous éprouvons tous l’éblouissement des noces avec le soleil et la mer, d’où nous avons surgi, vêtus de sentences attiques, ainsi qu’Aphrodite se leva d’entre les flots. Plus profondément, nous vivons selon la morale humanitaire que les professeurs peuvent réduire à trois parties de dissertation, entre une introduction et une conclusion. De cet utilitarisme de l’éthique, La Peste constitue la vulgarisation parfaite, le vade-mecum de tous les lycées de France et de Navarre. Les meilleurs sentiments ont aussi la vie la plus longue et Camus déborde de ces générosités qui font les choux gras des exégètes.
Malraux a compris Bernanos dans la mesure où ses fulgurations épileptiques, ses trépignements hystériques participaient d’un désespoir voisin. Le monde lui apparaissait vide d’un Dieu dont le cadavre putréfié dissout les consciences. Pour tenter d’échapper au nihilisme, Malraux se cramponnait à l’Histoire. Épopée mythique où la rhétorique importe plus que les événements. Aussi prêtait-il sa voix à une Histoire muette, mêlant l’Inde et l’Égypte, les cathédrales et les fresques de Giotto, étouffant sous ses fulgurations l’insupportable vertige du néant. Aventurier de génie, faute d’une cause, faute d’un Dieu qui l’aurait apaisé, réconcilié, la Révolution, puis la Nation furent pour lui les substituts d’une croyance évanouie.
Faulkner, Bernanos : Malraux discerna d’emblée les deux figures littéraires qui, délaissant l’anecdote, se confrontaient au destin. Deux géants qui exprimaient le bruit et la fureur du siècle dans la clairvoyance d’un regard métaphysique. L’un, dans l’éclairage tragique d’Eschyle, le second dans la lumière irisée du vitrail.
Malraux délaissait Céline, qu’il sentait inclassable, isolé dans son génie stylistique, aussi puant et aussi misérable que Job sur son tas de fumier. C’est que l’Histoire n’était pour ce fou qu’un décor grandiose, à la démesure de sa langue flamboyante et burlesque. Si elles n’avaient pas existé, Céline les eût inventées, ces farces sanglantes. Il en rajoutait, non par provocation, mais par une nécessité intérieure, surgie de ses hallucinations macabres. Mieux que personne, il a exprimé la démence d’un siècle de carnage ; son délire lui faisait écho. Cet insensé crachait sur le sens, où il ne voyait qu’imposture.
Malraux, lui, était hanté par le sens, au point d’en inventer un, là où il ne le trouvait pas. Entre Sophocle et Euripide, il interrogeait des divinités aveugles, réclamait l’ordre d’une fraternité. Faute d’une réponse, ce ventriloque prêtait sa voix d’ombre à Jeanne d’Arc et à de Gaulle, à Bayard et à Trotski, dont il traduisait dans la langue de Bossuet les harangues fumeuses qu’ils n’avaient jamais proférées. On se trompe en pensant que les aventuriers cherchent une cause : ils veulent des prétextes. L’Histoire fut à Malraux ce que l’Arabie fut à Lawrence, une scène où jouer son personnage.
Comment Malraux n’aurait-il pas entendu Bernanos, pour qui le sens précédait et inspirait toute parole ? Nul pré-texte, un Texte contenant la totalité de l’expérience des hommes.
Bernanos ne doute pas, il n’éprouve pas l’aridité du vide ou, quand il doute, il doute à l’intérieur de la foi. Chaque épreuve, chaque retournement, il les vit du fond d’une théologie de l’enfance, qui l’accompagne du berceau à la tombe. Cette force subjugue Malraux, qui en devine la puissance d’organisation. Peut-être l’envie-t-il, lui qui ne cesse de s’agiter au bord d’un abîme. Parce qu’il ressent la panique de la dislocation, Malraux admire en Bernanos l’intégrité sans faille, la cohérence et la dureté du silex.
Cette permanence constitue, aujourd’hui, le principal obstacle à la compréhension de Bernanos. Parce qu’il parle, en toutes circonstances, de l’intérieur de la théologie, les lecteurs, surtout les plus jeunes, se sentent désarçonnés. Ils n’entendent plus de quoi il est question dans ses romans. Ayant perdu la clé qui ouvre la porte, ils restent médusés devant ce grenier encombré de reliques. Tout leur échappe de ces frénésies qui emportent la phrase, de ce bégaiement des âmes, de ces plaintes qui sourdent d’une terre en gestation. Le purgatoire existe encore pour les écrivains, et Georges Bernanos y attend son réveil. Même les amateurs de littérature, s’ils succombent à la puissance de la parole, restent fermés à ce qu’elle délivre. Telle une de ces étoiles mortes dont nous continuons d’observer le scintillement, Georges Bernanos luit dans le ciel littéraire d’un éclat évanoui.
C’est rien dire que d’affirmer que Dieu est mort car, mort ou vivant, un dieu reste un dieu ; la lumière noire de son deuil tourmente encore les consciences. Plus radicale, l’absence produit le désenchantement. Dans cette dissolution des métaphysiques, l’Histoire s’est évanouie avec Marx, la Nation se défait dans l’Europe, la Révolution s’empâte dans le Libéralisme. Il reste l’ennui. Il reste l’utilitarisme et la consommation. Il reste les consensus les plus lâches et un louis-philippisme baigné de bons sentiments. Notre monde fait plus qu’ignorer celui dont Bernanos était le hérault : il le méprise et il le hait.
La défaite de Georges Bernanos ne date pas d’hier. Il la savait inéluctable. Rentrant en France au lendemain de la Libération, ce féodal respire aussitôt les pestilences des compromis. Derrière la stature du Général, il voit se profiler la silhouette de Guy Mollet. L’écrivain refuse les honneurs et les hochets. Il repart dans sa solitude altière et, avant de mourir, dialogue, une dernière fois avec des vaincues à sa taille, des carmélites ignorées, tourmentées par leur salut. C’est avec elles qu’il gravit les marches de l’échafaud.
Tous les combats de Georges Bernanos furent d’arrière-garde. Dans sa jeunesse, il suit Maurras, pourfend Alain, méprise la République des instituteurs et des francs-maçons, se défie du capitalisme juif, crache sur une bourgeoisie obèse. Avec angoisse, il sent monter, en Italie, en Allemagne, en Espagne, les énergies d’une force aveugle. Il serait naturellement, biologiquement presque, de leur côté. Il rêve d’un ordre chrétien, catholique, hiérarchique et social. Il est de cette génération à qui Maurras a donné le goût et la passion de la clarté, d’une rigueur et d’une colère nationalistes. On peut en rire aujourd’hui : c’est faire fi de l’urgence où ces hommes se trouvèrent, hantés par le péril bolchevique. Leurs tripes refusaient cette dictature impitoyable dont ils entendaient pourtant la légitimité sociale. Nationaux et sociaux : les deux termes préparaient la fission, où bon nombre périt.
Aux Baléares, en 1936, Georges Bernanos aurait dû franchir le pas. L’un de ses fils ne portait-il pas l’uniforme de la Phalange ? Son passé ne l’inclinait-il pas vers ce régime d’évêques et de généraux ? Mais voici que la répression se déchaîne, aveugle, bestiale. L’écrivain voit mourir par milliers, non des syndicalistes et des miliciens, non des communistes et des anarchistes, mais des paysans. Il assiste, saisi d’horreur, au massacre des pauvres, pour ce seul crime qu’ils prétendaient vivre en hommes. Il regarde les curés bénir ces fusillades, les señoritos dispenser la mort avec la gouaille et le mépris des oisifs, les Maures égorger avec un sacré-cœur accroché à leur burnous. Dans la fièvre, dans la rage, il rédige le plus terrible pamphlet contre ce dévoiement de ses croyances. Il fustige l’Armée, l’Église, invective la Papauté. Il pleure sur ces milliers de victimes où il reconnaît la figure cardinale de sa théologie, le Pauvre.
Revirement, conversion ? Il suffit de remonter aux sources pour répondre par la négative. Comme Céline, comme tant d’autres, Bernanos a surgi des tranchées de 14. Rescapé de cette boucherie, il contemple le monde avec des yeux dessillés. Fils de paysans, pétri de la boue de l’Artois, il a vécu, avec horreur et fierté, une guerre de paysans enterrés vivants. Quand il se lève de cet ossuaire, il fixe sur les années folles le regard d’un revenant. Etait-ce ça, le sens de ce sacrifice qui a ravagé le pays ? Est-ce pour cette veulerie crapuleuse que des millions de jeunes hommes ont accepté de coucher quatre ans avec les cadavres de leurs compagnons, parmi les rats ?
Tous ses romans portent la marque de ce dégoût. Ils proviennent de cette révolte initiale. Ils vomissent la même abjection. Déjà cet auteur singulier, tard venu à la littérature, inclassable et dérangeant, déplace l’hécatombe vers un texte premier, une syntaxe théologique. Ses curés diront l’impuissance, la solitude et, surtout, l’échec. Ils
balbutieront des propos incohérents, exhiberont leur balourdise, montreront leur grossièreté de paysans mal dégrossis. Sous leur allure fruste, ces prêtres oubliés dans d’obscures paroisses sont aussi des visionnaires. Ils déchiffrent, non les apparences, mais le for le plus intérieur. Ils rencontrent Satan, devisent avec lui, cheminent à ses côtés. Des illuminations les déchirent. Ils tentent de dire l’inexprimable et ils ne parviennent qu’à susciter la risée de leur paroissiens, l’inquiétude de leurs supérieurs, l’indignation de la hiérarchie. Ils ne servent à rien, strictement, sauf à déranger l’ordre du monde. Même les miracles qu’ils accomplissent ratent. Ils meurent abandonnés, au bord du désespoir. Des trois vertus théologales, l’une, la foi, vacille ; la charité s’use en vain ; ne reste que l’espérance, qui porte le grand chant bernanosien, d’un bout à l’autre de sa vie." ...
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