"Quand on n’a plus de pays, notre corps reste notre seul territoire. Que faire quand même notre corps nous devient étranger, nous devient une terre inhospitalière ?
C’est l’expérience des étrangers malades. Un exil est doublé d’un autre exil, et parfois on ne sait plus lequel de ces deux exils entraîne l’autre. Des étrangers quittent leur pays pour se faire soigner. D’autres cherchent ailleurs une vie meilleure. Les politiques d’immigration récentes tendent à limiter sévèrement les flux, ce qui peut se comprendre, mais, en allongeant les étapes et les temps intermédiaires, temps de précarité et même de détresse morale et physique, n’exposent-elles pas à un danger supplémentaire celui qui a dû, ou cru devoir abandonner sa patrie pour s’exiler ?
Ainsi la société, même mue par le souci louable de protéger son équilibre, peut-elle "rendre malade". Ce constat nous incite, et même nous oblige à prendre soin de l’étranger, pour lui-même bien sûr, mais aussi comme acte politique. Le plus pauvre, l’exclu, a tout simplement plus de chance d’être malade, de subir un exil redoublé à cause de la maladie, que celui qui est pleinement intégré dans la société. Le sida lui-même n’est pas seulement une maladie infectieuse : c’est aussi une maladie sociale, qui reflète, d’une façon froidement statistique, les inégalités entre les hommes et les femmes ; c’est un signe de pauvreté.
La France dispose, afin de prévenir ce mécanisme, de l’ordonnance de 1945 qui accorde la protection et les soins du pays d’accueil aux étrangers malades. Si une société estime nécessaire de légiférer sur la question des étrangers malades, au nom de l’hospitalité qu’elle revendique comme une de ses valeurs fondatrices, c’est bien que le soin aux étrangers est une question politique. Une remise en cause de la loi de 1945 nous semblerait un retour en arrière, une fragilisation du socle qui nous constitue comme société. Peut-être reconnaît-on la qualité d’une société à la manière dont elle prend soin de ses étrangers malades ?
Par ailleurs, il semble bien que, entre ses propres citoyens, notre société place une barrière entre malade et bien-portant. De façon tacite mais évidente. Où est le malade, dans notre entourage ? Il n’est pas avec nous ; il est à l’hôpital. Il est absent des écrans de télévision, de la rue, de nos maisons. À la frontière corporelle de la maladie, comme expérience du sujet s’ajoute une frontière sociale, insidieuse, inconsciente. Pour y remédier, ne faudrait-il pas promouvoir la mixité entre personnes malades et en bonne santé, proposer l’abolition, par le vivre-ensemble, de cette frontière supplémentaire ? Ne s’agit-il pas de reconnaître dans cette mixité un défi prometteur, un chemin de reconnaissance entre personnes irréversiblement différentes ?
Le défi ne consiste pas seulement en un changement de structures. Car si un choix d’éthique personnelle, celui de l’hospitalité, a des conséquences politiques, un choix politique a aussi des conséquences sur la vie de chacun. Il est, de fait, difficile de faire partie du monde de ceux qui sont en bonne santé ; il faut être beau, jeune, riche, autonome, productif, souple, adapté et adaptable… ; celui qui est en bonne santé a le bonheur d’être dans son pays, mais il sait plus ou moins confusément que ce n’est pas sans effort. Prendre soin de l’étranger, réintroduire dans notre espace celui que la maladie a rendu étranger, c’est peut-être trahir le combat que chacun de nous mène pour n’être pas étranger ; c’est prendre le risque de se rendre étranger aux siens, d’être considéré comme un "traitre" pour avoir compromis la vie des bien portants, des "adaptés", en les exposant à l’étrangeté.
Prendre soin de l’étranger n’est certes pas l’apanage des croyants. Pourtant, le croyant, à la suite des hommes de la Bible, peut se souvenir qu’il appartient à un peuple de voyageurs et d’étrangers… Qui sait si cela ne l’aide pas à passer les frontières avec moins de crainte ?" (p. 51 à 53)
Par Bertrand Lebouché et Anne Lécu Où es-tu quand j’ai mal ? Éditions Du Cerf
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