jeudi 11 février 2010

Gabriel Chevallier — La Peur

Guerre 14-18, en Artois. Jean a 19 ans lorsqu’il se retrouve au front. Il raconte la terrible expérience des poilus.


"... La seconde marche dura douze heures et eut lieu pendant la nuit. Nous partîmes à l’improviste. Tout le bataillon somnolait et nous marchions les yeux fermés, butant les uns contre les autres. À chaque halte, nous nous endormions sur les talus. Les marches de nuit sont terribles, parce que rien n’accroche le regard et ne distrait l’esprit qui détourne à son tour le corps de sa fatigue. Nous étions à tout instant rejetés sur les bas-côtés par des caissons d’artillerie galopant furieusement, des files de camions et de lourds autobus de ravitaillement, qui n’avaient aucun ménagement pour les titubantes colonnes d’infanterie. Ces véhicules soulevaient des tourbillons d’une poussière blanche, qui se plaquait sur nos visages en sueur et les rendait craquants comme un émail. Nous étions une troupe de fantômes et de vieillards, qui ne savaient que crier : « La pause ! ». Mais toujours des sifflets nous remettaient debout, déclenchaient notre douloureux mécanisme de porteurs de fardeaux, et il semblait que nous avancions, non plus pour couvrir une étape, mais pour atteindre les limites de cette nuit, déployée sur la terre à l’infini.

Nous fûmes tirés de cette torpeur par un embrasement du monde. Nous venions de franchir une crête, et le front, devant nous, rugissait de toutes ses gueules de feu, flamboyait comme une usine infernale, dont les monstrueux creusets transformaient en lave sanglante la chair des hommes. Nous frémissions à la pensée que nous n’étions qu’une houille destinée à alimenter cette fournaise, que des soldats là-bas luttaient contre la tempête de fer, le rouge cyclone qui incendiait le ciel et ébranlait les assises de la terre. Les explosions étaient si denses qu’elles ne formaient qu’une lueur et qu’un bruit. On eût dit que sur l’horizon inondé d’essence on avait posé une allumette, que quelque génie malfaisant entretenait ces diaboliques flammes de punch et ricanait dans la nue pour fêter notre destruction. Et pour que rien ne manquât à cette fête macabre, pour qu’une opposition en accentuât mieux le tragique, on voyait monter de gracieuses fusées, comme des fleurs de lumière, qui s’épanouissaient au sommet de cet enfer et retombaient, mourantes, avec une traînée d’étoile. Nous étions hallucinés par ce spectacle, dont les anciens seulement savaient la poignante signification. Ce fut ma première vision du front déchaîné. ..."

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