mercredi 22 septembre 2010

Qu'y a-t-il donc au-dessus de l'argent, pour un prisonnier ...


"L’argent avait au bagne une valeur, une puissance énormes. On peut affirmer catégoriquement que le forçat qui avait un tant soit peu d’argent souffrait dix fois moins que celui qui n’en avait pas du tout, bien que ce dernier fût défrayé de tout par l’administration. Quel besoin, semble-t-il avait-il d'argent ? Ainsi raisonnaient nos chefs. Je le répète une fois de plus : si les prisonniers étaient privés de toute possibilité d‘avoir de l'argent à eux, ou bien ils perdraient la raison, ou bien ils mourraient comme des mouches (quoique défrayé de tout), ou bien, enfin, ils se lanceraient dans des forfaits inouïs, les uns de désespoir, les autres pour être au plus vite, d'une façon ou de l'autre, exécutés ou anéantis, ou encore, tout bonnement, pour "changer de vie" (c'est l‘expression technique). Et si le prisonnier, qui a obtenu ses kopecks au prix, dirai-je, de sueurs de sang ou bien en se livrant pour cela à des ruses extraordinaires compliquées souvent de vol ou de filouterie, les dépense cependant aussi inconsidérément, avec une absurdité aussi enfantine, cela ne prouve nullement qu’il ne les apprécie pas, même si à première vue il en donne l’impression.
L’argent, le prisonnier en est avide jusqu’aux convulsions, jusqu’à l’obscurcissement de la raison, et si, véritablement, il le jette par les fenêtres quand il fait la fête, il le jette pour acquérir ce qu’il estime un degré encore au-dessus de l’argent. Qu’y a-t-il donc au-dessus de l’argent pour un prisonnier ? - La liberté, ou tout au moins un rêve de liberté. Les prisonniers sont de grands rêveurs. J’en dirai quelque chose plus tard, mais puisque j’en suis arrivé là : le croira-t-on, mais j’ai vu des condamnés à vingt ans de bagne qui m’ont dit à moi-même, très tranquillement, des phrases comme par exemple celle-ci : «Tenez, attendons un peu ; si Dieu le veut, je finirai mon temps, et alors …» Tout le sens du mot «prisonnier» se réduit à «un homme privé de son libre arbitre» : eh bien, en dépensant son argent, il jouit de son libre arbitre. En dépit de tout, les marques, les fers, les pieux détestés de la prison, qui lui cachent le monde du bon Dieu et l’enferment comme une bête dans sa cage, il peut se procurer de l’alcool, c’est-à-dire un plaisir sévèrement interdit, goûter à la femme, même parfois ( quoique pas toujours ) soudoyer ses chefs immédiats, les invalides et même le sous-officier, qui fermeront les yeux sur ces contraventions à la loi et à la discipline ; il peut même, par-dessus le marché, crâner encore à leurs dépens, et crâner, c’est ce qu’aime à la folie le bagnard, je veux dire faire le fendant devant les camarades et se convaincre soi-même, au moins un instant, qu’il a infiniment plus de pouvoir et de libre arbitre qu’il n’y paraît ; bref, il peut à satiété faire la fête, tempêter, traîner dans la boue n’importe qui, et lui prouver que tout cela, il le peut, que tout cela «est en notre pouvoir», en d’autres termes se convaincre soi-même de choses dont le rêve même est interdit à qui n’a pas d’argent.
À propos : voilà pourquoi, peut-être, chez les prisonniers, même non en état d’ivresse, se remarque un universel penchant à la fanfaronnade, à la vantardise, à l’exaltation comique et archinaïve de leur propre personnage, fût-elle illusoire. Enfin, toute cette ripaille comporte un risque : donc il y a là au moins un fantôme de vie, au moins un lointain fantôme de liberté. Or que ne donnerait-on pas en échange de la liberté ? Quel millionnaire, si on lui serrait un lacet sur la gorge, ne donnerait tous ses millions pour une gorgée d’air ?
Les chefs s’étonnent parfois : tel prisonnier a été plusieurs années si soumis, si exemplaire, on l’a même fait dizenier pour sa bonne conduite, et soudain, absolument de but en blanc, comme si un diable l’avait possédé, il a fait les quatre cents coups, a fait la noce, est devenu violent, parfois même, tout bonnement, s’est risqué jusqu’à un crime capital : ou manque de respect manifeste envers un grand chef, ou meurtre, ou viol, et le reste. Ils le regardent et s’étonnent. Pourtant, de cette soudaine explosion, chez cet homme dont on pouvait le moins l’attendre, toute la cause est peut-être une manifestation convulsive, désespérée, de sa personnalité, un instinctif regret de soi-même, le désir de révéler son être, sa personne humiliée, surgissant brusquement et atteignant à la haine, à la rage, à la déraison, à la crise, aux convulsions. Ainsi peut-être l’enterré vivant, se réveillant dans son cercueil, tape sur le couvercle et s’efforce de le rejeter, quand, bien entendu, sa raison pourrait le convaincre que tous ses efforts resteront vains. Mais c’est justement qu’il ne s’agit pas ici de raison : il s’agit de convulsions. Prenons encore en considération que presque toute manifestation libre de sa personnalité, pour un prisonnier, est qualifiée crime : dans ces conditions, pour lui, naturellement, tout se vaut, manifestation grave ou minuscule. À tant faire que de s’amuser, on s’amuse ! Si on risque, on risque tout, même jusqu’au meurtre. Il ne s’agit que de commencer : ensuite l’homme s’enivrera, vous ne l’arrêterez plus ! Aussi vaudrait-il mieux user de tous les moyens pour ne pas le pousser jusque-là. Tout le monde aurait la vie plus tranquille.
Oui, mais comment faire ?"
Récits de la Maison des morts de Dostoïevski Éd.Garnier p.127-128

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