dimanche 9 janvier 2011

Entretien avec Luc Boltanski par Nicolas Duvoux


..."Pour revenir à « classes sociales », c’est, comme vous le savez, un concept extrêmement compliqué parce que d’un côté, c’est un concept critique, c’est-à-dire orienté vers un horizon normatif qui est celui de la disparition des classes sociales. Envisagé sous ce rapport, la description des classes sociales exploitées ou dominées est surtout négative. D’un autre côté, c’est un concept positif destiné à armer des luttes, parce que si vous décrivez des gens de manière uniquement négative, vous ne pouvez pas les armer pour la lutte. C’est quelque chose que le parti communiste avait beaucoup pratiqué : il faut montrer à quel point le prolétariat est pauvre, malheureux, opprimé. Mais il faut également montrer qu’il est courageux et résistant, qu’il a des valeurs qui lui sont propres et qui sont au principe de sa dignité. Et puis, il s’est passé quelque chose en France de particulier, qui ne s’est pas passé en Grande-Bretagne au même degré ni aux États-Unis. Après le Front populaire, en 1936, et après l’établissement de l’État-providence, dans les années d’après-guerre, s’est mis en place un régime politique qui a essayé d’intégrer les classes sociales à la représentation de l’ordre politique, de les officialiser, de leur donner un rôle dans la construction du collectif politique. Alors que jusque-là, en France, le collectif était conçu de façon, disons, rousseauiste, en tant qu’il était composé de « purs » citoyens, définis sans tenir compte de leurs propriétés et de leurs intérêts, comme des « hommes sans qualités », si vous voulez. Cela s’est opéré un peu à l’image du corporatisme, mais tout en conservant la dimension critique des classes sociales et aussi, au moins pour une part, leur caractère antagoniste. Du même coup, la référence aux classes sociales a pris une dimension complexe. Il s’agissait, à la fois, d’une notion critique et d’un concept servant à décrire les institutions de l’État-providence. Les classes sociales étaient aussi intégrées dans les catégories mentales des acteurs. Au début des années 1980, avec Laurent Thévenot, nous avions fait une étude qui s’appelait – c’était paru en anglais –, « Comment se retrouver dans le monde social… » [1]. On avait procédé au moyen d’exercices, quasiment de jeux, réalisés par des groupes. On avait montré comment les catégories socio-professionnelles de l’INSEE, qui avaient été inventées à la suite de 1936 et de la mise en place de l’État-providence, avaient une correspondance dans les catégories cognitives des acteurs. C’étaient des instruments utilisés aussi bien pour définir sa propre identité que pour identifier les autres. Si vous prenez le cinéma des années 1970, le cinéma de Claude Sautet par exemple, c’est du Bourdieu soft d’une certaine façon : vous avez des milieux, des gens qui ont un caractère parce qu’ils appartiennent à un milieu, à une classe sociale, etc. Et ce qui s’est passé dans la sociologie, dans les années 1980, ça a été de dire, on va s’occuper d’autre chose, ça c’est acquis. Cen’est pas que c’est faux mais on va chercher à comprendre plus loin, comment les gens construisent ces catégories, comment ils en ont d’autres, en s’intéressant particulièrement au phénomène de désajustement qui commençait à casser la cohérence des classes sociales telles qu’elle avaient été institutionnellement mise en place par la relation entre le marché du travail, le système de classification, le monde scolaire, les classifications de l’INSEE via les conventions collectives, etc."
http://www.laviedesidees.fr/Le-pouvoir-est-de-plus-en-plus.html

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