jeudi 16 décembre 2010

extrait du Rivage des Syrtes et musique médiévale.


"Je quittais Belsenza et je m’enfonçais dans le dédale des rues pauvres du quartier des pêcheurs pour gagner le quai où m’attendait la barque. Si impatient que je fusse de rejoindre Vanessa, je trouvais parfois un charme à m’attarder dans ces ruelles qui zigzaguaient entre les façades aveugles et les tristes jardinets conquis sur les sables, et où tombaient dès le début de l’après-midi de grands pans de fraîcheur. Il y avait là toute une banlieue morne et houleuse, basculée au hasard sur les vagues du bourrelet de dunes qui marquait le contour de la terre ferme, et dont l’abandon lépreux et l’ancienneté croulante étaient rendus plus désolés encore par la remise en marche des sables que la végétation des jardins brûlés ne fixait plus, et dont on voyait parfois, sous la poussée du vent de mer, les fines aigrettes lumineuses pleuvoir intarissablement par-dessus le mur d’un enclos comblé et venir feutrer le pavé étroit, comme autant de cascades de silence ; mais si j’élevais la tête au-dessus du mur, la rumeur acharnée du large et les claquements du vent de mer venaient brusquement me gifler le visage. J’aimais ce silence menacé et ces replis d’ombre, comme suspendus sur une clameur profonde et énorme ; je faisais glisser dans mes doigts ce sable qu’avaient vanné tant de tempêtes, et qui maintenant bâillonnait la ville dans le sommeil ; je regardais Maremma s’ensevelir, et en même temps, les yeux blessés, giflé par le vent furieux qui mitraillait le sable, il me semblait sentir la vie même battre plus sauvagement à mes tempes et quelque chose se lever derrière cet ensevelissement. Parfois, au détour d’une rue, une cruche ou un panier de poissons en équilibre sur la tête, apparaissait une femme de pêcheur sous les éternels voiles noirs qui font des groupes à Maremma autant de cortèges de deuil, et dont on ramène un pan sur la bouche pour se protéger de la grêle du sable : elle passait près de moi silencieusement comme un fantôme errant de la ville morte, m’apportant à la fois une odeur de mer et de désert, et toute pareille, ainsi surgie de cette nécropole inhabitable, à ces flammes errantes et funèbres qui s’élèvent et palpitent faiblement sur une terre trop gorgée de mort. La vie s’aventurait sur ces confins extrêmes plus vulnérable et plus nue, dressée sur l’horizon de sel et de sable comme un signe exténué, elle voletait par les rues effacées comme un lambeau de ténèbres oublié dans le plein jour. La lumière baissait déjà sur le large, et il me semblait sentir en moi qu’un désir montait, d’une fixité terrible, pour écourter encore ces journées rapides : le désir que les jours de la fin se lèvent et que monte l’heure du dernier combat douteux : les yeux grands ouverts sur le mur épaissi du large, la ville respirait avec moi dans le noir comme un guetteur sur qui l’ombre déferle, retenant son souffle, les yeux rivés au point de la nuit la plus profonde.
Je trouvais Vanessa tantôt alanguie, tantôt nerveuse ; on eût dit que ces après-midi qu’elle me réservait à moi seul au milieu de l’agitation qu’elle entretenait à plaisir autour d’elle la désorientaient comme un passage à vide, et, si tendre et si enjouée qu’elle pût se montrer quelquefois, il me semblait que ce silence et cette tranquillité vide la laissaient déconcertée et incertaine, comme si elle eût craint de se retrouver trop longtemps en tête à tête moins avec moi qu’avec une image d’elle-même, à laquelle ma seule présence la réveillait. Lorsqu’il faisait beau temps, elle me faisait souvent signe par delà le canal du jardin abandonné où je l’avais trouvée le matin de Vezzano — les jours gris, que la saison maintenant multipliait, elle m’attendait dans le salon vide qui m’intimidait toujours. Une fraîcheur montait de l’eau calme et baignait le palais silencieux ; par la grande porte ouverte sur le canal venait par intervalles un bruit tranquille d’avirons plongeant dans l’eau morte : j’étais sûr à cette heure de ne trouver personne que Vanessa, et je m’attardais parfois un instant sous ces voûtes froides que mon pas sur les dalles faisait résonner durement : il me semblait que j’éveillais un château de sommeil ; par les baies qui donnaient sur la cour intérieure, les feuillages immobiles du jardin d’hiver paraissaient pris dans un cristal transparent. Des siècles accumulés avaient ici usé les angles l’un après l’autre, tamisé les lumières, feutré toutes choses d’une poussière impalpable jusqu’à la mise en place de ce chef-d’œuvre de quiétude et de sommeil, et nulle part peut-être mieux que dans cette demeure séculaire ne transparaissait le profond génie neutralisateur de la ville, qui déchargeait les choses de tout pouvoir de suggestion trop vive, et réussissait à la longue à donner au décor même de la vie quotidienne la vertu doucement balsamique et l’insignifiance profonde d’un paysage."
Julien Gracq Le Rivage des Syrtes Éd. José Corti - p. 160

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