Retour à la page 12, pour une information importante : sur la frontière que notre héros doit rejoindre, Orsenna, le pays qu’il quitte, est en guerre :
« … nous partions à l’heure réglementaire. Les jardins des faubourgs défilèrent sans agrément ; un air glacial stagnait sur les campagnes humides, je me pelotonnai au fond de la voiture et me mis à inventorier avec curiosité un grand portefeuille de cuir que j’avais retiré la veille à la Chancellerie en prêtant serment. Je tenais là, dans mes mains, une marque concrète de ma nouvelle importance, j’étais trop jeune encore pour ne pas trouver à la soupeser un plaisir presque enfantin. … Un souvenir, teinté à la fois d’absurde et de mystère, remontait lentement jusqu’à moi, qui m’avait aiguillonné sourdement depuis qu’on me destinait à ce poste perdu des Syrtes : sur la frontière que j’allais rejoindre, Orsenna était en guerre. Ce qui ôtait de la gravité à la chose, c’est qu’elle était en guerre depuis trois cents ans. »
Arrivée sur le rivage des Syrtes à l’Amirauté et rencontre avec le capitaine Marino.(page 19, extrait mis en ligne précédemment)
Page 20, Julien Gracq fait une description du lieu :
« Ainsi surgie des brumes fantomatiques de ce désert d’herbes, au bord d’une mer vide, c’était un lieu singulier que cette Amirauté. Devant nous, au-delà d’un morceau de lande rongé de chardons et flanqué de quelques maisons longues et basses, le brouillard grandissait les contours d’une espèce de forteresse ruineuse. Derrière les fossés à demi comblés par le temps, elle apparaissait comme une puissante et lourde masse grise, aux murs lisses percés seulement de quelques archères, et des rares embrasures des canons. La pluie cuirassait ses dalles luisantes. Le silence était celui d’une épave abandonnée ; sur les chemins de ronde embourbés, on n’entendait pas même le pas d’une sentinelle ; des touffes d’herbe emperlées crevaient çà et là les parapets de lichen gris ; aux coulées de décombres qui glissaient aux fossés se mêlaient des ferrailles tordues et des débris de vaisselle. La poterne d’entrée révélait l’épaisseur formidable des murailles : les hautes époques d’Orsenna avaient laissé leur chiffre à ces voûtes basses et énormes, où circulait un souffle d’antique puissance et de moisissure. Par les embrasures ouvertes au ras du pavé, des canons aux armes des anciens podestats de la ville béaient sur un gouffre immobile de vapeurs blanches d’où montait le souffle glacial du brouillard. Une atmosphère de délaissement presque accablante se glissait dans ces couloirs vides où le salpêtre mettait de longues coulures. Nous demeurions silencieux, comme roulés dans le rêve de chagrin de ce colosse perclus, de cette ruine habitée, sur laquelle le nom, aujourd’hui dérisoire, d’Amirauté, mettait comme l’ironie d’un héritage de songe. Ce silence engourdissant finit par nous immobiliser en face d’une embrasure, et ici se place pour moi le souvenir d’une mimique qui devait me devenir à la longue intensément significative : nos yeux, fixés sur le large, se fuyaient plus commodément ; s’accotant familièrement , comme par moquerie, à l’affût d’un canon énorme, Marino tira de sa poche une pipe et la frappa longuement contre le bouton de la culasse. Un rayon jaune glissait jusqu’à nous à travers le brouillard, et, des cours intérieures, soudain le chant paisible d’un coq vint apprivoiser dérisoirement cette ruine de cyclope, et il me revient aussi étrangement à l’oreille le très bref et très sec « Voilà! » avec lequel Marino parut clore la visite et rompre l’envoûtement, en martelant plus fort le talon de sa botte.
Déjà le brouillard se diluait d’encre : la nuit tombait. La capitaine Marino me présenta les trois officiers qui servaient sous ses ordres : c’étaient là tous les cadres de la flottille des Syrtes. Le dîner d’arrivée était servi, par exception, dans l’une des casemates de la forteresse ; la routine quotidienne s’en écartait d’instinct et n’osait plus en déranger les songes : on eût dit que ces bastions de légende effarouchaient la vie familière. Sous ces voûtes aux échos inquiétants, la conversation s’engageait mal ; on me pressait de questions sur Orsenna quittée la veille — Orsenna était bien loin ; je regardais la fumée des flambeaux d’apparat monter droite vers la pierre basse et nue, je respirais cette odeur froide de cave et de pavé moisi, j’écoutais les lourdes portes cloutées réveiller les échos des couloirs. Sous cet éclairage théâtral et faible, un halo de brume traînait encore pour moi autour des visages que je distinguais mal ; la contrainte hésitante et raidie d’une première rencontre ajoutait encore à la bizarre impression d’irréel qui m’envahissait ; aux instants de silence, que Marino ne cherchait guère à rompre, les visages des convives devenaient de pierre, retrouvaient un instant le profil dur et le masque austère des vieux portraits de l’âge héroïque pendus aux palais d’Orsenna. Le moment des toasts arriva : le plus jeune des officiers me souhaita la bienvenue « sur le front des Syrtes », et Marino leva sa coupe à la formule réglementaire jusqu’à la hauteur d’un sourire de visible ironie. Mon logement était préparé dans le pavillon du commandant : l’une des simples maisons basses ; la même odeur froide et moisie habitait ces longues pièces humides, grossièrement carrelées et presque vides. J’ouvris sur la nuit la fenêtre de ma chambre, — elle donnait sur la mer, — une palpitation faible venait des lagunes à travers le noir opaque. Les grandes ombres volant sur les murs au gré de la lumière vacillante m’intriguaient ; je la soufflai, me coulai dans des draps rêches et grenus, à la fade odeur moisie de suaire. Un bruit faible de vagues se glissa jusqu’à moi dans l’obscurité revenue : le léger étourdissement de la soirée persistait ; je me pinçai le bras : j’étais bien aux Syrtes. L’aboiement d’un chien, un remue-ménage et un piaillement de basse-cour m’arrivèrent distinctement à travers le silence. Presque aussitôt je m’endormis. »
Déjà le brouillard se diluait d’encre : la nuit tombait. La capitaine Marino me présenta les trois officiers qui servaient sous ses ordres : c’étaient là tous les cadres de la flottille des Syrtes. Le dîner d’arrivée était servi, par exception, dans l’une des casemates de la forteresse ; la routine quotidienne s’en écartait d’instinct et n’osait plus en déranger les songes : on eût dit que ces bastions de légende effarouchaient la vie familière. Sous ces voûtes aux échos inquiétants, la conversation s’engageait mal ; on me pressait de questions sur Orsenna quittée la veille — Orsenna était bien loin ; je regardais la fumée des flambeaux d’apparat monter droite vers la pierre basse et nue, je respirais cette odeur froide de cave et de pavé moisi, j’écoutais les lourdes portes cloutées réveiller les échos des couloirs. Sous cet éclairage théâtral et faible, un halo de brume traînait encore pour moi autour des visages que je distinguais mal ; la contrainte hésitante et raidie d’une première rencontre ajoutait encore à la bizarre impression d’irréel qui m’envahissait ; aux instants de silence, que Marino ne cherchait guère à rompre, les visages des convives devenaient de pierre, retrouvaient un instant le profil dur et le masque austère des vieux portraits de l’âge héroïque pendus aux palais d’Orsenna. Le moment des toasts arriva : le plus jeune des officiers me souhaita la bienvenue « sur le front des Syrtes », et Marino leva sa coupe à la formule réglementaire jusqu’à la hauteur d’un sourire de visible ironie. Mon logement était préparé dans le pavillon du commandant : l’une des simples maisons basses ; la même odeur froide et moisie habitait ces longues pièces humides, grossièrement carrelées et presque vides. J’ouvris sur la nuit la fenêtre de ma chambre, — elle donnait sur la mer, — une palpitation faible venait des lagunes à travers le noir opaque. Les grandes ombres volant sur les murs au gré de la lumière vacillante m’intriguaient ; je la soufflai, me coulai dans des draps rêches et grenus, à la fade odeur moisie de suaire. Un bruit faible de vagues se glissa jusqu’à moi dans l’obscurité revenue : le léger étourdissement de la soirée persistait ; je me pinçai le bras : j’étais bien aux Syrtes. L’aboiement d’un chien, un remue-ménage et un piaillement de basse-cour m’arrivèrent distinctement à travers le silence. Presque aussitôt je m’endormis. »
Le rivage des Syrtes, page 20 à 22 - Julien Gracq
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire