Petit résumé avant l'extrait : Alfonso, l’Observateur est envoyé sur le Rivage des Syrtes pour surveiller, selon la routine séculaire, les militaires en place. Alors que depuis trois cents ans de guerre aucun acte hostile n’a été à déplorer de part et d’autre, dans un acte de fièvre, de griserie, Alfonso est allé naviguer à bord du bateau de guerre le Redoutable dont il a pris le commandement, dans les eaux territoriales du Farghestan, jusqu’à presque toucher les côtes du territoire ennemi, sans en référer à ses supérieurs. La fascination qu’il éprouvait pour les cartes, subjugué par les pointillés rouges délimitant la zone infranchissable, trouve un dénouement consternant, qui constitue en fait un véritable acte de guerre pour ceux d’en face. Ils se contentent sur le moment d’envoyer trois coups de canon défensifs en direction du bateau, mais le fait de naviguer dans ces eaux est une telle provocation que les hostilités, déclenchées par un Alfonso qui se trouvait alors dans une sorte d'état second, ne font en fait que commencer. Au retour, les marins exaltés et inconscients informent les quatre autres officiers de leur "exploit" et, bizarrement, aucun d'eux en l’absence du capitaine Marino, ne prend la pleine mesure d’un tel agissement, ils attendent, "en bons compagnons de jeu", une réponse plus conséquente de la part de l’ennemi que ces trois coups de semonce. L’extrait :
"Il s’ouvrit séance tenante un petit conseil de guerre que j’écoutai se dérouler sans mot dire, tout engourdi que je me sentais par une sensation d’irréalité croissante à voir ainsi les choses sournoisement prendre corps. Roberto proposait des mesures d’urgence. Fabrizio feuilletait des règlements. Tout seul, échappé maintenant à mes doigts, se dévidait le peloton dont j’avais lesté le bout du fil.
On décida de laisser le Redoutable sous pression pour la nuit, prêt à l’appareillage. Un poste de guet de nuit serait établi en haut de la forteresse. Roberto, sans éveiller l’attention, dès l’après-midi devait inspecter la vieille batterie côtière — passablement délabrée — qui commandait l’entrée de la passe (depuis longtemps l’artillerie de la forteresse était inutilisable) et vérifier son approvisionnement. Enfin on devait mettre à flot une des pinasses qui pourrissaient sur les vasières, et l’utiliser pour surveiller la nuit les abords de la passe. Encore que l’envie n’en manquât pas, l’appréhension du retour de Marino, qui douchait vaguement les enthousiasmes, avait déconseillé des mesures plus voyantes : en cas de besoin — c’était la pensée inavouée de tous — le dispositif d’alerte se nierait aisément. Ainsi, de minute en minute, entre nous quatre une complicité se resserrait.
— Pour le reste, le capitaine avisera, conclut Roberto, jésuite. Je prendrai la patrouille de nuit — plutôt que de guetter les canards !…
Dans les allées et venues incessantes de la forteresse à la jetée et à la batterie, la journée passa vite. On ne s’ennuyait plus à l’Amirauté. L’excitation maintenant avait gagné nos troupes, et les bribes de réflexions qu’on pouvait surprendre çà et là — car on se taisait plus respectueusement que d’habitude, d’un air lourd de sous-entendus, sur le passage des officiers — donnaient à penser sur les bruits extravagants qui y trouvaient créance, comme si tout à coup un besoin d’imprévu et d’inouï, longuement couvé dans cette vie monotone, eût fait explosion dans les cervelles endormies. Deux ou trois fois même, des questions fusèrent sur notre passage, que Roberto éludait d’une paupière lourde de mystère ; sous ce ciel où soudain, avec un flair curieusement animal, on eût dit qu’ils sentaient monter un orage, bonnes ou mauvaises ces visages ranimés appelaient les nouvelles, comme la terre appelle la pluie dans les longues sécheresses.
Cependant la nuit puis les trois jours suivants, s’écoulèrent tranquilles. L’excitation retomba. Marino s’était annoncé pour la fin de la semaine, et, de chaque nouvelle garde inutile, je voyais Giovanni revenir plus désenchanté.
— C’était à prévoir, disait-il maintenant, vexé comme un soupirant qui voit revenir ses lettres non décachetées. On n’a pas seulement la peau noire, on l’a épaisse en face. On peut tout se permettre avec ces gens-là, ajoutait-il d’un air dégoûté.
Son imagination n’allait pas plus loin que cette politesse rendue. Comme tout le monde à l’Amirauté, Giovanni vivait dans l’immédiat, à fleur de peau. L’assoupissement sans âge d’Orsenna, en décourageant avec une si longue patience le sens même de la responsabilité et le besoin de la prévision, avait modelé ces enfants vieillis dans une tutelle omnipotente et sénile, pour qui rien jamais ne pouvait arriver réellement, ni quoi que ce soit tirer à conséquence. Les occasions de se distraire étaient bonnes à prendre. Mais inévitablement, un jour ou l’autre, on en revenait à la chasse au canard.
On décida de laisser le Redoutable sous pression pour la nuit, prêt à l’appareillage. Un poste de guet de nuit serait établi en haut de la forteresse. Roberto, sans éveiller l’attention, dès l’après-midi devait inspecter la vieille batterie côtière — passablement délabrée — qui commandait l’entrée de la passe (depuis longtemps l’artillerie de la forteresse était inutilisable) et vérifier son approvisionnement. Enfin on devait mettre à flot une des pinasses qui pourrissaient sur les vasières, et l’utiliser pour surveiller la nuit les abords de la passe. Encore que l’envie n’en manquât pas, l’appréhension du retour de Marino, qui douchait vaguement les enthousiasmes, avait déconseillé des mesures plus voyantes : en cas de besoin — c’était la pensée inavouée de tous — le dispositif d’alerte se nierait aisément. Ainsi, de minute en minute, entre nous quatre une complicité se resserrait.
— Pour le reste, le capitaine avisera, conclut Roberto, jésuite. Je prendrai la patrouille de nuit — plutôt que de guetter les canards !…
Dans les allées et venues incessantes de la forteresse à la jetée et à la batterie, la journée passa vite. On ne s’ennuyait plus à l’Amirauté. L’excitation maintenant avait gagné nos troupes, et les bribes de réflexions qu’on pouvait surprendre çà et là — car on se taisait plus respectueusement que d’habitude, d’un air lourd de sous-entendus, sur le passage des officiers — donnaient à penser sur les bruits extravagants qui y trouvaient créance, comme si tout à coup un besoin d’imprévu et d’inouï, longuement couvé dans cette vie monotone, eût fait explosion dans les cervelles endormies. Deux ou trois fois même, des questions fusèrent sur notre passage, que Roberto éludait d’une paupière lourde de mystère ; sous ce ciel où soudain, avec un flair curieusement animal, on eût dit qu’ils sentaient monter un orage, bonnes ou mauvaises ces visages ranimés appelaient les nouvelles, comme la terre appelle la pluie dans les longues sécheresses.
Cependant la nuit puis les trois jours suivants, s’écoulèrent tranquilles. L’excitation retomba. Marino s’était annoncé pour la fin de la semaine, et, de chaque nouvelle garde inutile, je voyais Giovanni revenir plus désenchanté.
— C’était à prévoir, disait-il maintenant, vexé comme un soupirant qui voit revenir ses lettres non décachetées. On n’a pas seulement la peau noire, on l’a épaisse en face. On peut tout se permettre avec ces gens-là, ajoutait-il d’un air dégoûté.
Son imagination n’allait pas plus loin que cette politesse rendue. Comme tout le monde à l’Amirauté, Giovanni vivait dans l’immédiat, à fleur de peau. L’assoupissement sans âge d’Orsenna, en décourageant avec une si longue patience le sens même de la responsabilité et le besoin de la prévision, avait modelé ces enfants vieillis dans une tutelle omnipotente et sénile, pour qui rien jamais ne pouvait arriver réellement, ni quoi que ce soit tirer à conséquence. Les occasions de se distraire étaient bonnes à prendre. Mais inévitablement, un jour ou l’autre, on en revenait à la chasse au canard.
Pendant ces journées agitées, une tout autre préoccupation m’avait tenu en haleine. Rentré dans le bureau de Marino, que j’occupais en son absence, à peine avais-je commencé à feuilleter la pile routinière des papiers de service, que tout à coup, dans le retombement de la fièvre qui avait dévoré ces journées, il me sembla — aussi nette, aussi distinctement perceptible que le visage même de Marino rentrant dans cette pièce accusatrice — que la folie de mon équipée se dressait devant moi, si aveuglante que mes yeux se brouillèrent et que je crus un moment que le cœur allait me manquer. Le silence feutré de cette pièce faisait tout à coup à mes oreilles comme un bruit de mer ; après cette nuit follement vécue, mon acte s’était séparé de moi à jamais ; quelque part, très loin, avec un léger et subtil ronflement d’aise, une machine s’était mise en route que personne ne pourrait plus arrêter : son bourdonnement lointain pénétrait dans la pièce close, éveillait comme un bruit d’abeille ce silence reclus."
Julien Gracq Le Rivage des Syrtes Éd. José Corti - p.221à223 La chanson :
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