vendredi 3 décembre 2010

Le Roi Pêcheur - extrait


Un extrait du troisième acte de la pièce de Julien Gracq Le Roi Pêcheur.
Kundry
À quoi bon pour lui, maintenant ?… Le plus beau, le plus pur de tous ceux qui ont tenté la quête, il te fallait le prendre à ce piège ignoble. Il te fallait le chasser! (Geste d’Amfortas). Oh! J’ai compris ta ruse au premier coup d’œil. Il fallait, n’est-ce pas, qu’à tout prix il eût déguerpi du château avant ce soir. Parce que ce soir il était trop tard. Parce que ce soir il fallait tenter l’épreuve… Il fallait montrer le Graal, et tu sais que lui l’aurait reconnu!
Amfortas
Avec une ironie ambigüe.

Je comprends ta confusion, crois-le, et j’y prends part. Tu as certes des reproches à me faire. Je l’avoue, mon procédé n’était pas des plus délicats. J’ai dû te compromettre. Il n’y avait pas d’autre moyen. Je m’en excuse. (Un temps). Je crains que tu ne sois plus très blanche aux yeux de cet ange de pureté... C’est dommage, — il y prenait goût.
Kundry
Stupéfaite.
Est-ce ta bouche qui me parle ? Est-ce le roi du Graal ? Ou la voix de Clingsor ? (Bas, penchée sur lui). Tu sais que je l’aime — oui — plus que ma vie. Je l’ai aimé tout de suite. Mais je te le jure, Amfortas, et tu le sais aussi, ce n’est pas à ma propre humiliation que je pense. Je serais encore avec bonheur la poussière morte que fouleraient ses pieds et qui essuierait ses crachats — si seulement par lui j’avais pu voir resplendir le Graal!
Amfortas
Cela ne sera pas. Il est trop tard.
Kundry
Parce que tu ne le veux pas! Parce que tu es là devant à monter la garde, comme une araignée venimeuse dans sa toile… Parce que tu fais tête avec tes crocs, couché par terre, comme un vieux sanglier blessé qui défend sa bauge pleine de sang!
Amfortas
Dans un éclat terrible
Qui m'a blessé ?… Qui m'a couché à terre ?… Comprends-tu ce que tu dis ?
Kundry
Amfortas!… Aie pitié! Est-il possible que tu te complaises dans ce supplice ? Que tu te plaises à tout tuer autour de toi, à en mourir, jour après jour ? Si tu n'as pas pitié de toi, n'as-tu pas pitié de nous, de Montsalvage ? Veux-tu que nous passions notre vie dans ces limbes, pareils aux bêtes des cavernes, à désirer et à gémir dans le noir ?
Elle marche vers la fenêtre
Le jour tombe sur Montsalvage… Brumbâne est déjà caché dans le brouillard… Ainsi les ténèbres pesaient sur la ville quand le voile du temple s’est déchiré… Encore un jour! Et ce jour entre tous les jours plus vide que les autres, plus triste que la mort… Ces choses toujours qui retombent… Ah! Je voudrais me rouler dans cette brume funèbre, et dormir…
Un temps.
Illinot harnache son cheval.

Amfortas

Avec une ironie amère.

Bon voyage! Le Pur nous quitte. Nous restons là! Tous deux. Seuls… Un couple exemplaire… (Un temps).Tu es comme moi, Kundry, tu remues de lointains souvenirs. Plus lointains même que les miens. Cela devrait pourtant t’aider à me comprendre.
Kundry
Accablée
Qu’y a-t-il à comprendre? — sinon que ce qu’il y a de plus pur au monde est venu à Montsalvage, et que tu l’en chasses, en essayant de le salir.

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