L'économie française dans le monde de Jean Fourastié
Introduction
En juillet 1945, l’auteur de ces lignes remettait au directeur des Presses Universitaires de France, qui était alors Paul Angoulvent, et qui venait de fonder la collection "Que sais - je ?", un manuscrit intitulé L’économie française dans le monde. L’objet de ce petit livre était de dire en quoi la France avait manqué le train du progrès économique au cours de l’entre-deux-guerres, et comment elle pouvait dorénavant y prendre place.
La France de 1939 était ce que nous appelons aujourd’hui un pays sous-développé ou, au mieux, un pays "en voie de développement". Le livre, écrit, avec l’aide de mon éminent collègue du ministère des Finances, M. Henri Montet, au cours des derniers mois de l’occupation allemande, puis alors que tonnaient encore les V-2 et les canons de Bastogne, s’efforçait de tirer quelques leçons de la défaite française de 1940, si dramatiquement consécutive à la victoire française de 1918 ; et de la victoire allemande de 1940, si étonnamment consécutive à la défaite allemande de 1918. Plus encore, le livre s’efforçait de décrire et de comprendre la puissance industrielle qui avait pu surmonter et surclasser la puissance allemande elle-même : la puissance américaine.
A cette époque et sur ces sujets, tout était encore à découvrir en France. La notion de développement économique était inconnue ; les notions de progrès techniques et de productivité du travail négligées, l’emploi de l’énergie mécanique ne retenait pas l’attention ; les liens entre la population active et l’économie étaient ignorés. Partout, l’on déplorait la "dépopulation des campagnes" et les crises périodiques fatales du dernier stade du capitalisme ; personne ne connaissait la terminologie "primaire, secondaire, tertiaire", personne ne soupçonnait la vocation du tertiaire à la croissance. Personne ne se posait les problèmes cruciaux de l’adaptation de la production croissante à la consommation croissante et de la prévision de l’emploi.
Ce sont ces problèmes et ces notions que nous nous efforçâmes de poser. Le livre répondait à l’interrogation des Français. Lecteur type, Léon Blum, qui se tourmentait plus que tout autre de son échec de 1936-1938, et qui avait souffert plus que tout autre de notre désastre de 1940, y vit un programme de relèvement et d’avenir, tout proche de celui que proposait Jean Monnet au gouvernement provisoire du général de Gaulle. C’est ainsi que j’entrai au Commissariat général au Plan dès sa création en 1946, où je devais demeurer plus de vingt ans.
La France s’engagea rapidement et profondément dans la croissance économique. Sans ralentir, en s’accélérant au contraire, le mouvement persista pendant trente ans : les trente "Glorieuses". Pendant ces trente années, les facteurs essentiels, les procédures et les résultats furent ceux que l’on avait pu décrire et prévoir dès 1945. Ce petit livre put donc rester le même pendant toute la période ; il fut à neuf reprises (tous les quatre ans à peu près) réimprimé avec la simple mise à jour des statistiques (lesquelles confirmaient de plus en plus pleinement les prévisions d’origine) ; il put ainsi conserver son succès auprès des élèves, des étudiants et du grand public pendant une durée rarement atteinte par un livre de science économique.
Mais, aujourd’hui, ces temps que j’ai pu appeler "faciles" sont terminés. Non pas que les principes exposés dans l’édition de 1945 aient cessé d’être exacts ; mais les situations mêmes de la France et du monde ont changé ; par l’échéance même du progrès économique réalisé, la France est devenue un pays très développé ; par l’échéance même de l’extension du développement économique à un nombre croissant de nations, le monde a changé. Les vérités essentielles de 1945 sont toujours vraies et bonnes à connaître ; mais, en outre, d’autres vérités, d’autres réalités sont devenues essentielles et sont donc bonnes à dire. C’est pourquoi j’ai dû procéder à une nouvelle écriture de ce livre.
Le fait majeur de la période économique qui s’est ouverte en 1973, et qui s’est affirmée en France même à partir de 1975, est l’impossibilité de la poursuite de la croissance de la croissance économique à ces rythmes voisins de 6% l’an qui avaient caractérisé les trente Glorieuses. Il s’agissait en effet d’une véritable explosion, qui parut naturelle aux hommes qui la vécurent, qui ne parut que trop lente aux partis politiques d’opposition, mais dont la prolongation à long terme était mathématiquement impossible. En effet, par exemple, le volume physique du revenu national français, après avoir dès la fin de 1948 regagné son niveau de 1938, double une première fois de 1948 à 1961 et une seconde fois de 1961 à 1973. Si ce rythme s’était maintenu, il aurait impliqué le niveau 8 en 1985 et le niveau 16 en 1997 (pour 1948 = 1).
La production industrielle marque un mouvement encore plus extraordinaire ...
Introduction
En juillet 1945, l’auteur de ces lignes remettait au directeur des Presses Universitaires de France, qui était alors Paul Angoulvent, et qui venait de fonder la collection "Que sais - je ?", un manuscrit intitulé L’économie française dans le monde. L’objet de ce petit livre était de dire en quoi la France avait manqué le train du progrès économique au cours de l’entre-deux-guerres, et comment elle pouvait dorénavant y prendre place.
La France de 1939 était ce que nous appelons aujourd’hui un pays sous-développé ou, au mieux, un pays "en voie de développement". Le livre, écrit, avec l’aide de mon éminent collègue du ministère des Finances, M. Henri Montet, au cours des derniers mois de l’occupation allemande, puis alors que tonnaient encore les V-2 et les canons de Bastogne, s’efforçait de tirer quelques leçons de la défaite française de 1940, si dramatiquement consécutive à la victoire française de 1918 ; et de la victoire allemande de 1940, si étonnamment consécutive à la défaite allemande de 1918. Plus encore, le livre s’efforçait de décrire et de comprendre la puissance industrielle qui avait pu surmonter et surclasser la puissance allemande elle-même : la puissance américaine.
A cette époque et sur ces sujets, tout était encore à découvrir en France. La notion de développement économique était inconnue ; les notions de progrès techniques et de productivité du travail négligées, l’emploi de l’énergie mécanique ne retenait pas l’attention ; les liens entre la population active et l’économie étaient ignorés. Partout, l’on déplorait la "dépopulation des campagnes" et les crises périodiques fatales du dernier stade du capitalisme ; personne ne connaissait la terminologie "primaire, secondaire, tertiaire", personne ne soupçonnait la vocation du tertiaire à la croissance. Personne ne se posait les problèmes cruciaux de l’adaptation de la production croissante à la consommation croissante et de la prévision de l’emploi.
Ce sont ces problèmes et ces notions que nous nous efforçâmes de poser. Le livre répondait à l’interrogation des Français. Lecteur type, Léon Blum, qui se tourmentait plus que tout autre de son échec de 1936-1938, et qui avait souffert plus que tout autre de notre désastre de 1940, y vit un programme de relèvement et d’avenir, tout proche de celui que proposait Jean Monnet au gouvernement provisoire du général de Gaulle. C’est ainsi que j’entrai au Commissariat général au Plan dès sa création en 1946, où je devais demeurer plus de vingt ans.
La France s’engagea rapidement et profondément dans la croissance économique. Sans ralentir, en s’accélérant au contraire, le mouvement persista pendant trente ans : les trente "Glorieuses". Pendant ces trente années, les facteurs essentiels, les procédures et les résultats furent ceux que l’on avait pu décrire et prévoir dès 1945. Ce petit livre put donc rester le même pendant toute la période ; il fut à neuf reprises (tous les quatre ans à peu près) réimprimé avec la simple mise à jour des statistiques (lesquelles confirmaient de plus en plus pleinement les prévisions d’origine) ; il put ainsi conserver son succès auprès des élèves, des étudiants et du grand public pendant une durée rarement atteinte par un livre de science économique.
Mais, aujourd’hui, ces temps que j’ai pu appeler "faciles" sont terminés. Non pas que les principes exposés dans l’édition de 1945 aient cessé d’être exacts ; mais les situations mêmes de la France et du monde ont changé ; par l’échéance même du progrès économique réalisé, la France est devenue un pays très développé ; par l’échéance même de l’extension du développement économique à un nombre croissant de nations, le monde a changé. Les vérités essentielles de 1945 sont toujours vraies et bonnes à connaître ; mais, en outre, d’autres vérités, d’autres réalités sont devenues essentielles et sont donc bonnes à dire. C’est pourquoi j’ai dû procéder à une nouvelle écriture de ce livre.
Le fait majeur de la période économique qui s’est ouverte en 1973, et qui s’est affirmée en France même à partir de 1975, est l’impossibilité de la poursuite de la croissance de la croissance économique à ces rythmes voisins de 6% l’an qui avaient caractérisé les trente Glorieuses. Il s’agissait en effet d’une véritable explosion, qui parut naturelle aux hommes qui la vécurent, qui ne parut que trop lente aux partis politiques d’opposition, mais dont la prolongation à long terme était mathématiquement impossible. En effet, par exemple, le volume physique du revenu national français, après avoir dès la fin de 1948 regagné son niveau de 1938, double une première fois de 1948 à 1961 et une seconde fois de 1961 à 1973. Si ce rythme s’était maintenu, il aurait impliqué le niveau 8 en 1985 et le niveau 16 en 1997 (pour 1948 = 1).
La production industrielle marque un mouvement encore plus extraordinaire ...
Jean Fourastié L’économie française dans le monde - Presses universitaires de France - 13e édition mise à jour : 1988, novembre
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