lundi 29 mars 2010

Un poème de Jean Rousselot

LE VAIN DÉNOMBREMENT


J’ignore le nom des oiseaux,
Je prends une fleur pour une autre,
Avec trois femmes j’en fais une
Et je ne reconnais personne dans la rue.

Mais l’hiver n’a qu’à m’apparaître,
Je lui donne du brandebourg
Et de la fête nuptiale,
Du manchon parfumé, de l’enfance qui brûle.

Un arbre n’est pour moi qu’un arbre,
Je dis Hêtre et c’est un érable.
Mais il suffit que le soleil
S’embroche sur un bois sans feuilles
Pour que je me souvienne aveuglément de moi,
Histoire et préhistoire.

Je mangerais la fausse-oronge,
Si vrai son rouge !
Je prendrais l’ange par la longe,
Pour peu qu’il bouge !
Quand je suis triste, c’est pour cause de brouillard,
Je confonds l’orgueil et la rose,
La solitude et le bouleau ;
Entendez que j’ai peur, si je dis « m’aimes-tu ? »
Et si je dis « je t’aime », entendez que j’ai faim.
Je vais de préférence au quartz, pour son aboi,
J’aime bien le silex aux genoux bleus de froid,
Mais le marbre m’ennuie comme les Rois relus.

Je ne cesse de conférer des dignités
Ou d’infliger des démentis à toutes choses
Suivant que leur attouchement
Épanouit ou paralyse
La méduse de ma pensée,
Suivant que le hasard d’un nom
Réhabilite mes couleurs
Ou me dénonce au juste enfant
Que je trahis pour être un homme.

Il s’en faut de si peu qu’un hêtre soit un reître
Et que l’hiver soit vert, et sommeil le soleil,
Et que couard soit le quartz, et l’oronge une orange,
Et le bois un aboi, et l’enfance une fange,
Qu’il est bien vain de faire le dénombrement.

Souillez, oiseaux sans nom, les rites du langage.
Fleurs, criez rouge et jaune une égale candeur.
Femmes, soyez la seule et n’ayez de visage
Pas plus que Dieu lui-même, épars en vos flueurs.

Et vous, hommes bien clos, et vous arbres d’usage,
Respirez et suez sans cause, sans honneur ;
Soyez-moi clandestins jusqu’au bout de mon âge.

Car c’est dans la mesure où je ne vous sais pas
Séparés, congruents à votre seule essence,
Que je peux croire encore au reste d’innocence
Qui me permet de vivre au sein de vos amas.


(Maille à partir, éd. Seghers.)

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