vendredi 19 novembre 2010

Bel-Ami de Maupassant

Extrait de la préface de Jacques Laurent :


"... Bel-Ami est une œuvre consacrée à l’ambition. Celle-ci ne le cède aux sentiments que pour les exploiter bientôt. Les sentiments existent mais la volonté d’accomplir une carrière les étouffe jusqu’à une fin qu’on a la liberté de considérer comme heureuse ou odieuse.
Les variations de décors qui peuvent être beaucoup plus nombreuses dans un roman que dans une nouvelle ont visiblement enchanté Maupassant. L’animation flâneuse des boulevards, la richesse canaille des Folies-bergères, la dignité cossue d’un appartement bourgeois, le désespoir d’une H.L.M de l’époque dont les fenêtres dominent un sinistre trafic ferroviaire, la pénombre d’un bureau que pendant l’hiver le gaz éclaire toute la journée, bagne de scribes résignés, nous amènent, sans les annoncer, vers d’autres régions chères à l’auteur, les environs de Paris herbeux et lascifs, le bois de Boulogne où dans la fraîcheur d’une soirée d’été les équipages se suivent et se croisent, le flux et le bord d’une Seine peuplée de canots, de couleurs et d’appels, les paysages obsédants d’une Normandie feuillue et charnue regorgeant d’odeurs qui ne contredisent pas le parfum des boudoirs ni le souffle lourd d’un jardin d’hiver flanquant un petit hôtel du faubourg Saint-Honoré qui représente la réussite.

Dans Bel-Ami, les caractères sont assez simples. Ce qui ne signifie pas qu’ils soient tout d’une pièce. Le héros Georges Duroy (qui deviendra bientôt Du Roy) a été baptisé Bel-Ami par la fille, encore enfant, d’une de ses maîtresses. Avant tout il a en effet le don de plaire aux femmes, à toutes les femmes, aux quinquagénaires comme aux fillettes. L’expression, "un bel homme", avec la légère pointe de vulgarité qu’elle implique, convient assez à ce gaillard bien bâti dont le visage est orné d’une superbe moustache ; blond, les yeux clairs, les cheveux frisés, il est dès le début du roman le type du séducteur sûr de lui. L’enchaînement de ses bonnes fortunes aurait donc été banal et même fastidieux si Maupassant n’avait pas pris soin, dès les premières pages, de jeter son héros dans un nouveau milieu. Duroy, fils d’aubergistes campagnards (normands, bien entendu), a tâté des études, a échoué, s’est engagé dans l’armée d’Afrique et, pauvre sous-officier, en est sorti pour s’asseoir devant un morne bureau dans une de ces administrations dont la tristesse, avant de frapper Maupassant, avait inspiré Balzac. La rencontre fortuite d’un ancien camarade de régiment lui entrouve les portes d’un journal. Les femmes feront le reste.
Maupassant avait collaboré à plusieurs journaux, Le Gaulois, Gil Blas, Le Figaro, L’Écho de Paris, il connaissait la presse. L’image qu’il en donne n’est pas indulgente. Walter, directeur de La vie française et nouveau patron de Bel-Ami, n’est sensible qu’à l’argent et au pouvoir ; il monte des coups avec des hommes politiques qui ont besoin des médias et réussit avec eux des spéculations ; son entourage est également avide et indifférent au bien public. Un réquisitoire contre la presse ? On l’a soutenu à l’époque et beaucoup considèrent encore aujourd’hui que Maupassant tout le long de ce roman a mené, à travers les succès d’un journaliste malhonnête, le procès du capitalisme et du colonialisme. Ce jugement appelle quelques retouches. Sainte-Beuve avait observé que tout romancier se doit d’être mécontent de son époque et Maupassant manque d’autant moins à la règle que la Troisième République est prodigue en scandales. Mais il suit surtout un penchant qui lui est naturel à poser sur son temps un regard cruel. Il a su à merveille rendre les élans de la tendresse, de la générosité mais il a été habituellement tenté par la peinture de l’égoïsme. Il n’est pas plus cruel pour la presse parisienne que pour un village normand et les intrigues de ses paysans sont aussi cupides que celles des journalistes, des parlementaires et des financiers. ..."

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