samedi 2 octobre 2010

Récits de la Maison des morts chapître XI : Le spectacle

"Le troisième jour de la fête (1), le soir, notre théâtre donna sa première représentation. Les démarches préliminaires, sans doute, avaient été nombreuses, mais les acteurs avaient tout pris sur eux, de sorte que nous tous, les autres, ne savions rien ; ni où les choses en étaient, ni ce qui se préparait. On ne savait même pas très bien ce qui serait représenté (2).Durant ces trois jours les acteurs, en allant au travail, tâchaient de se procurer le plus possible de costumes. Baklouchine, quand il me rencontrait, se bornait à faire claquer ses doigts de plaisir. Même le major, semblait-il, était d’humeur convenable. D’ailleurs nous ne savions absolument pas s’il était informé de notre entreprise théâtrale. S’il l’était, l’avait-il autorisée formellement, ou avait-il seulement décidé de l’ignorer, en fermant les yeux sur l’initiative des détenus et en insistant, naturellement, pour que tout se passât aussi régulièrement que possible ? Pour moi, je crois qu’il était informé : il ne pouvait pas ne pas l’être ; mais il ne voulait pas s’en mêler, dans l’idée que ce serait peut-être pis s’il interdisait : les forçats feraient des bêtises, se saouleraient, de sorte qu’il valait infiniment mieux qu’ils soient occupés à quelque chose.
D’ailleurs, c’est moi qui suppose chez le major un raisonnement de cette sorte, uniquement parce que c’est le plus naturel, le plus juste et le plus raisonnable. On peut même dire ainsi : si les détenus n’avaient pas, les jours de fête, le théâtre ou quelque occupation du même genre, ce serait à l’administration de l’inventer. Mais comme notre major se distinguait par une façon de penser absolument opposée à celle du reste de l’humanité, il est clair que je me charge d’une grande responsabilité en supposant qu’il était prévenu de notre entreprise et qu’il l’avait autorisée. Un homme comme notre major avait besoin d’avoir toujours quelqu’un à écraser, quelque chose à retirer, quelqu’un à priver d’un droit, bref de manifester quelque part son autorité. Il était connu pour cela dans toute la ville. Qu’est-ce que cela lui faisait, si ces vexations risquaient de susciter dans la prison quelque bêtise ? Pour les bêtises, il y a des châtiments (ainsi raisonnent les gens comme notre major) ; or avec ces coquins de bagnards, la sévérité et la littérale et constante observation de la loi, voilà tout ce qu’il faut ! Ces incapables observateurs de la loi ne comprennent absolument pas, et ne sont pas en état de comprendre, que la seule observation de la lettre, sans intelligence de l’esprit, conduit tout droit aux désordres, et n’a jamais conduit à rien d’autre. "C’est écrit dans la loi, que faut-il de plus ?" disent-ils, et ils s’étonnent sincèrement qu’on leur demande encore, en sus des lois, du bon sens et une tête saine. Cette dernière exigence surtout semble à beaucoup d’entre eux un luxe superflu et révoltant, une vexation, de l’intolérance.
Mais quoi qu’il en fût, le sous-officier ne fit pas opposition, et c’était tout ce qu’il fallait aux forçats. Je dirai positivement que le théâtre et le sentiment de gratitude dû au fait qu’on l’avait permis furent cause qu’il n’y eut pas, pendant les fêtes, un seul désordre sérieux : pas une rixe grave, pas un vol. J’ai été témoin moi-même de la façon dont les forçats mettaient à la raison des fêtards ou des batailleurs, sous le seul prétexte qu’on interdirait le théâtre. Le sous-officier reçut des prisonniers l’engagement que tout serait tranquille et qu’ils se conduiraient bien. Ils le donnèrent avec joie, et tinrent religieusement leur promesse : ils étaient très flattés aussi qu’on crût à leur parole.
Il faut dire d’ailleurs qu’autoriser le théâtre ne coûtait absolument rien aux autorités, aucun sacrifice. Aucun local n’était préalablement réservé : la scène était dressée et démontée tout entière en un quart d’heure. La représentation durait une heure et demie, et si un ordre supérieur était venu soudain de l’interrompre, c’était l’affaire d’un clin d’œil. Les costumes étaient serrés dans les coffres des prisonniers. Mais avant de dire comment le théâtre fut monté et quels étaient les costumes, je parlerai de l’affiche, c’est-à-dire de ce qu'on avait l'intention de jouer.
À vrai dire, d'affiche écrite, il n'y en avait pas. Pour la seconde, pour la troisième représentation, il en apparut une, cependant, écrite par Baklouchine pour MM. Les officiers et en général les visiteurs de qualité qui avaient, déjà pour la première, honoré notre théâtre de leur présence. Plus précisément : parmi les messieurs, venait d’habitude l’officier de garde, et une fois l'officier de ronde vint aussi un moment. Une fois aussi, vint l’officier du génie. Voilà pour quels visiteurs fut créée l’affiche.
On imaginait que la renommée du théâtre du bagne retentirait au loin, dans la forteresse et même dans la ville, d’autant plus que celle-ci n’avait pas de théâtre : on avait entendu dire qu’il y avait eu une fois un spectacle d’amateurs, mais rien de plus. Les forçats se réjouissaient comme des enfants du moindre succès, mieux encore ils en étaient vains. …"
Dostoïevski
Notes 1 : "Jour de la fête" : il s'agit de la fête civile de Noël, qui comportait précisément trois jours fériés
2 : D'après Tokarzewski, Dostoïevski avait pris une part très active aux préparatifs.

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