samedi 30 octobre 2010

Le portrait de Michel Ardan par Jules Verne


"L’ancre n’avait pas encore mordu le sable, que cinq cents embarcations entouraient l’Atlanta, et le steamer était pris d’assaut. Barbicane, le premier, franchit les bastingages, et d’une voix dont il voulait en vain contenir l’émotion :
— « Michel Ardan ! s’écria-t-il.
— Présent ! » répondit un individu monté sur la dunette. Barbicane, les bras croisés, l’œil interrogateur, bouche muette, regarda fixement le passager de l’Atlanta.
C’était un homme de quarante-deux ans, grand, mais un peu voûté déjà, comme ces cariatides qui portent des balcons sur leurs épaules. Sa tête forte, véritable hure de lion, secouait par instant une chevelure ardente qui lui faisait une véritable crinière. Une face courte, large aux tempes, agrémentée d’une moustache hérissée comme les barbes d’un chat et de petits bouquets de poils jaunâtres poussés en pleines joues, des yeux ronds un peu égarés, un regard de myope complétaient cette physionomie éminemment féline. Mais le nez était d’un dessin hardi, la bouche particulièrement humaine, le front haut, intelligent et sillonné comme un champ qui ne reste jamais en friche. Enfin un torse fortement développé et posé d’aplomb sur de longues jambes, des bras musculeux, leviers puissants et bien attachés, une allure décidée faisaient de cet Européen un gaillard solidement bâti, "plutôt forgé que fondu", pour emprunter une de ses expressions à l’art métallurgique.
Les disciples de Lavater ou de Gratiolet eussent déchiffré sans peine sur le crâne et la physionomie de ce personnage les signes indiscutables de la combativité, c’est-à-dire du courage dans le danger et de la tendance à briser les obstacles ; ceux de la bienveillance et ceux de la merveillosité, instinct qui porte certains tempéraments à se passionner pour les choses surhumaines ; mais en revanche, les bosses de l’acquisivité, ce besoin de posséder et d’acquérir, manquaient absolument.
Pour achever le type physique du passager de l’Atlanta, il convient de signaler ses vêtements larges de forme, faciles d’entournures, son pantalon et son paletot d’une ampleur d’étoffe telle que Michel Ardan se prénommait lui-même "la mort du drap", sa cravate lâche, son col de chemise libéralement ouvert, d’où sortait un cou robuste, et ses manchettes invariablement déboutonnées, à travers desquelles s’échappaient des mains fébriles. On sentait que, même au plus fort des hivers et des dangers, cet homme-là n’avait pas froid — pas même aux yeux.
D’ailleurs, sur le pont du steamer, au milieu de la foule, il allait, venait, ne restait jamais en place,  "chassait sur les angles", comme disaient les matelots, gesticulant, tutoyant tout le monde et rongeant ses ongles avec une avidité nerveuse. C’était l’un de ces originaux que le Créateur invente dans un moment de fantaisie et dont il brise aussitôt le moule.
En effet, la personnalité morale de Michel Ardan offrait un large champ aux observations de l’analyste. Cet homme étonnant vivait dans une perpétuelle disposition à l’hyperbole et n’avait pas encore dépassé l’âge des superlatifs ; les objets se peignaient sur la rétine de son œil avec des dimensions démesurées ; de là une association d’idées gigantesques ; il voyait tout en grand, sauf les difficultés et les hommes.
C’était d’ailleurs une luxuriante nature, un artiste d’instinct, un garçon spirituel, qui ne faisait pas un feu roulant de bons mots, mais s’escrimait plutôt en tirailleur. Dans les discussions, peu soucieux de la logique, rebelle au syllogisme, qu’il n’eût jamais inventé, il avait des coups à lui. Véritable casseur de vitres, il lançait en pleine poitrine des arguments ad hominem d’un effet sûr, et il aimait à défendre du bec et des pattes les causes désespérées.
Entre autres manies, il se proclamait "ignorant sublime", comme Shakespeare, et faisait profession de mépriser les savants, "des gens, disait-il, qui ne font que marquer les points quand nous jouons la partie". C’était, en somme, un bohémien du pays des monts et merveilles, aventureux, mais non pas aventurier, un casse-cou, un Phaéton menant à fond de train le char du Soleil, un Icare avec des ailes de rechange. Du reste, il payait de sa personne et payait bien, il se jetait tête levée dans les entreprises folles, il brûlait ses vaisseaux avec plus d’entrain qu’Agathoclès, et, prêt à se faire casser les reins à toute heure, il finissait invariablement par retomber sur ses pieds, comme ces petits cabotins un moelle de sureau dont les enfants s’amusent.
En deux mots, sa devise était : Quand même ! Et l’amour de l’impossible sa "rulling passion", suivant la belle expression de Pope.
Mais aussi, comme ce gaillard entreprenant avait bien les défauts de ses qualités ! Qui ne risque rien n’a rien, dit-on. Ardan risqua souvent et n’avait pas davantage ! C’était un bourreau d’argent, un tonneau des Danaïdes. Homme parfaitement désintéressé d’ailleurs, il faisait autant de coups de cœurs que de coups de tête ; secourable, chevaleresque, il n’eût pas signé le "bon à pendre" de son plus cruel ennemi, et se serait vendu comme esclave pour racheter un Nègre.
En France, en Europe, tout le monde le connaissait, ce personnage brillant et bruyant …"

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