vendredi 31 décembre 2010

Les annales de L'économie

L'économie française dans le monde de Jean Fourastié
Introduction
En juillet 1945, l’auteur de ces lignes remettait au directeur des Presses Universitaires de France, qui était alors Paul Angoulvent, et qui venait de fonder la collection "Que sais - je ?", un manuscrit intitulé L’économie française dans le monde. L’objet de ce petit livre était de dire en quoi la France avait manqué le train du progrès économique au cours de l’entre-deux-guerres, et comment elle pouvait dorénavant y prendre place.
La France de 1939 était ce que nous appelons aujourd’hui un pays sous-développé ou, au mieux, un pays "en voie de développement". Le livre, écrit, avec l’aide de mon éminent collègue du ministère des Finances, M. Henri Montet, au cours des derniers mois de l’occupation allemande, puis alors que tonnaient encore les V-2 et les canons de Bastogne, s’efforçait de tirer quelques leçons de la défaite française de 1940, si dramatiquement consécutive à la victoire française de 1918 ; et de la victoire allemande de 1940, si étonnamment consécutive à la défaite allemande de 1918. Plus encore, le livre s’efforçait de décrire et de comprendre la puissance industrielle qui avait pu surmonter et surclasser la puissance allemande elle-même : la puissance américaine.
A cette époque et sur ces sujets, tout était encore à découvrir en France. La notion de développement économique était inconnue ; les notions de progrès techniques et de productivité du travail négligées, l’emploi de l’énergie mécanique ne retenait pas l’attention ; les liens entre la population active et l’économie étaient ignorés. Partout, l’on déplorait la "dépopulation des campagnes" et les crises périodiques fatales du dernier stade du capitalisme ; personne ne connaissait la terminologie "primaire, secondaire, tertiaire", personne ne soupçonnait la vocation du tertiaire à la croissance. Personne ne se posait les problèmes cruciaux de l’adaptation de la production croissante à la consommation croissante et de la prévision de l’emploi.
Ce sont ces problèmes et ces notions que nous nous efforçâmes de poser. Le livre répondait à l’interrogation des Français. Lecteur type, Léon Blum, qui se tourmentait plus que tout autre de son échec de 1936-1938, et qui avait souffert plus que tout autre de notre désastre de 1940, y vit un programme de relèvement et d’avenir, tout proche de celui que proposait Jean Monnet au gouvernement provisoire du général de Gaulle. C’est ainsi que j’entrai au Commissariat général au Plan dès sa création en 1946, où je devais demeurer plus de vingt ans.
La France s’engagea rapidement et profondément dans la croissance économique. Sans ralentir, en s’accélérant au contraire, le mouvement persista pendant trente ans : les trente "Glorieuses". Pendant ces trente années, les facteurs essentiels, les procédures et les résultats furent ceux que l’on avait pu décrire et prévoir dès 1945. Ce petit livre put donc rester le même pendant toute la période ; il fut à neuf reprises (tous les quatre ans à peu près) réimprimé avec la simple mise à jour des statistiques (lesquelles confirmaient de plus en plus pleinement les prévisions d’origine) ; il put ainsi conserver son succès auprès des élèves, des étudiants et du grand public pendant une durée rarement atteinte par un livre de science économique.
Mais, aujourd’hui, ces temps que j’ai pu appeler "faciles" sont terminés. Non pas que les principes exposés dans l’édition de 1945 aient cessé d’être exacts ; mais les situations mêmes de la France et du monde ont changé ; par l’échéance même du progrès économique réalisé, la France est devenue un pays très développé ; par l’échéance même de l’extension du développement économique à un nombre croissant de nations, le monde a changé. Les vérités essentielles de 1945 sont toujours vraies et bonnes à connaître ; mais, en outre, d’autres vérités, d’autres réalités sont devenues essentielles et sont donc bonnes à dire. C’est pourquoi j’ai dû procéder à une nouvelle écriture de ce livre.
Le fait majeur de la période économique qui s’est ouverte en 1973, et qui s’est affirmée en France même à partir de 1975, est l’impossibilité de la poursuite de la croissance de la croissance économique à ces rythmes voisins de 6% l’an qui avaient caractérisé les trente Glorieuses. Il s’agissait en effet d’une véritable explosion, qui parut naturelle aux hommes qui la vécurent, qui ne parut que trop lente aux partis politiques d’opposition, mais dont la prolongation à long terme était mathématiquement impossible. En effet, par exemple, le volume physique du revenu national français, après avoir dès la fin de 1948 regagné son niveau de 1938, double une première fois de 1948 à 1961 et une seconde fois de 1961 à 1973. Si ce rythme s’était maintenu, il aurait impliqué le niveau 8 en 1985 et le niveau 16 en 1997 (pour 1948 = 1).
La production industrielle marque un mouvement encore plus extraordinaire ...

Jean Fourastié L’économie française dans le monde - Presses universitaires de France - 13e édition mise à jour : 1988, novembre

L'économiste Jacques Sapir : réflexion sur l'Euro


A la frontière entre les années 2010 et 2011, le monde semble basculer. Les grandes évolutions en cours ces dernières années manifestent pleinement leurs effets et l'on peut s'interroger sur leurs conséquences :
- Les Etats-Unis perdent-ils leur statut d'hyper-puissance ?
- L'Europe survivra-t-elle à la crise de l'Euro ?
- La Chine devient-elle la puissance dominante et comment se manifeste cette domination ?
- Entre-t-on dans un monde vraiment multipolaire ?
- Les nations s’effacent-elles dans la mondialisation ?
Telles sont les grandes questions qui alimentent la réflexion que nous vous proposons dans cette nouvelle série d’entretiens menés par Antoine Mercier, du 20 au 31 décembre, en deux temps :
- dans le journal de 12h30, dans une version courte
- et en ligne, dans la version originale.
Voici l'ensemble de ces entretiens :
Jeudi 30 : l'économiste
Jacques Sapir :

jeudi 30 décembre 2010

La planification française de Emile Quinet - suite (p.9,10)


http://alternatives-economiques.fr/blogs/raveaud/2009/03/24/le-dessin-du-jour/
"Les marchés pour les biens futurs, contingents ou non, sont un moyen de confronter à la fois les opinions des agents économiques sur les événements extérieurs susceptibles de survenir (par exemple, si une majorité considère que de nouvelles ressources de pétrole vont être découvertes, le prix à terme du pétrole sera bas), et leurs projets (si des industries chimiques envisagent de développer l’utilisation du pétrole, le prix à terme s’élèvera). Le prix du marché, traduisant l’état de tension prévisible entre l’offre et la demande, informe les agents sur cette tension, et les conduit éventuellement à revoir leurs projets en conséquence. L’existence du marché leur permet de réaliser les transactions qu’ils jugent avantageuses et améliore le bien-être collectif.
Le processus de planification est un substitut à ces marchés à terme ; le Plan est en effet le lieu où les agents économiques mettent sur la table leurs projets et confrontent leurs vues sur le futur. En fait d’ailleurs, ce ne sont pas les agents économiques eux-mêmes qui participent à la concertation, mais leurs représentants, les représentants des forces vives de la nation.
On voit mal d’ailleurs comment il pourrait en être autrement. Les marchés pour les biens futurs, recommandés par la théorie, si on voulait les mettre réellement en œuvre, seraient beaucoup trop nombreux. Il en faudrait autant qu’il y a de natures de biens et d’états possibles futurs. Chaque agent devrait se faire une opinion sur la probabilité d’occurrence de ces états futurs, sur l’intérêt pour lui de chaque bien dans chacun de ces états futurs. Les « coûts de transaction », comme les appelle la théorie économique, seraient prohibitifs. Et pour les ramener à un niveau raisonnable, une solution naturelle consiste à grouper les biens de nature similaire, à ne considérer comme états de la nature possibles que quelques scénarios contrastés et à faire se rencontrer sur les marchés non tous les agents mais leurs représentants : c’est ce en quoi consiste la planification indicative dans ses aspects de prévision et de concertation, dans les travaux techniques de projections macro-économiques et sectorielles, et dans les réunions de Commission qui regroupent patronat, syndicats et utilisateurs."

La diplomatie étasunienne et la dissidence cubaine


"Introduction
Depuis un demi-siècle, la politique étrangère de Washington à l’égard de La Havane, dont l’objectif est d’obtenir un changement de régime, se base sur deux piliers fondamentaux : l’imposition de sanctions économiques drastiques – qui affectent toutes les catégories de la société cubaine–, et l’organisation et le financement d’une opposition interne.
Ainsi, le 6 avril 1960, Lester D. Mallory, sous-secrétaire d’Etat assistant pour les Affaires interaméricaines, rappelait dans un mémorandum à Roy R. Rubottom Jr., alors sous-secrétaire d’Etat pour les Affaires interaméricaines le but des sanctions économiques :
« La majorité des Cubains soutiennent Castro. Il n’y a pas d’opposition politique efficace […]. Le seul moyen possible pour annihiler le soutien interne [au régime] est de provoquer le désenchantement et le découragement par l’insatisfaction économique et la pénurie […]. Tous les moyens possibles doivent être entrepris rapidement pour affaiblir la vie économique de Cuba […]. Une mesure qui pourrait avoir un très fort impact serait de refuser tout financement et livraison à Cuba, ce qui réduirait les revenus monétaires et les salaires réels et provoquerait la famine, le désespoir et le renversement du gouvernement1 ».
De 1959 à 1990, le programme de création d’une dissidence interne a été tenu secret. Ainsi, les archives étasuniennes partiellement déclassifiées font état de multiples programmes destinés à créer une opposition au gouvernement de Fidel Castro, laquelle servirait les intérêts des Etats-Unis qui souhaitaient un changement de régime. A partir de 1991, suite à l’effondrement de l’Union soviétique, le soutien financier et logistique aux dissidents cubains est devenu public et a été inscrit dans la législation étasunienne."
http://www.mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=22536

mardi 28 décembre 2010

Le multiculturalisme vient du Nouveau Monde

..."Pas étonnant dès lors qu’à partir des années 1990 le concept d’identité prenne son essor dans les sciences humaines. En France comme dans d’autres pays européens, les populations d’origine immigrée entendent revendiquer leur différence. Une problématique que les États-Unis, le Canada ou l’Australie ont abordée plus tôt. Et pour cause. Ces États ont été fondés par des émigrations récentes de diverses origines confrontées à la présence de populations indigènes. Sont alors introduits, au moins pour être discutés, les grands chantres anglo-saxons du multiculturalisme, notamment les Canadiens Charles Taylor et Will Kymlicka, l’Américain Michael Walzer comme l’attestent les traductions qui se multiplient… Multiculturalisme. Différence et démocratie (1992) traduit en 1994 de Charles Taylor, Traité de la tolérance (1997) de Michael Walzer traduit en 1998, La Citoyenneté multiculturelle. Une théorie libérale du droit des minorités (1995) de Will Kymlicka traduit en 2001. Ils estiment que la cohésion nationale ne peut être obtenue par l’adhésion de tous à une culture dominante et plaident pour davantage de reconnaissance envers les minorités et leurs spécificités culturelles dans les démocraties." ...
http://www.scienceshumaines.com/vers-des-identites-mondialisees_fr_26590.html

lundi 27 décembre 2010

Last but not least


La planification française d'Emile Quinet
Chapitre Premier

Pourquoi une planification ?

Plusieurs pays disposent d’un système de planification comme le nôtre, mais la plupart ne lui accordent pas une place aussi importante. Par ailleurs de nombreux autres n’en ont pas, comme par exemple les Etats-Unis, la Grande-Bretagne ou l’Allemagne.
La nécessité d’un Plan n’est donc pas une donnée naturelle, mais mérite d’être discutée. La justification de la planification française peut être recherchée dans certains développements de l’analyse économique, mais son apparition résulte des traditions d’intervention de l’Etat, particulièrement manifestes dans l’immédiat après-guerre.

I. — La théorie de la planification indicative

Pour les économistes, la planification indicative est une forme d’organisation à mi-chemin entre deux types extrêmes, le marché et la planification impérative. Ces deux types présentent des vertus et des défauts, et les théoriciens de la planification indicative voient dans cette dernière un moyen de corriger les défauts en gardant les vertus, alors que bien sûr les partisans extrêmes de ces deux organisations dénient à la planification indicative tout rôle.
1. Vertus et défauts du marché.
— Le marché est le système par lequel l’offre et la demande, librement formées par les agents individuels, se confrontent grâce à l’intermédiaire d’un arbitre ou commissaire-priseur qui fixe les prix et les quantités échangées de façon à équilibrer offre et demande.
La théorie économique a beaucoup analysé ce mécanisme et ses capacités à satisfaire l’intérêt général. Le premier à l’avoir fait est probablement Adam Smith avec l’apologue de la main invisible : pour lui chaque agent recherchant son intérêt propre est guidé par le marché comme par une main invisible, vers les actions qui concourent le mieux à l’intérêt général. Les théoriciens ont ultérieurement précisé les conditions nécessaires à la validité de ce résultat ; les plus importantes sont les suivantes :
— chaque agent est « petit » par rapport au marché dans lequel il opère ; il n’a pas de possibilité d’influer sur les prix. Cette condition exclut la présence de monopoles qui rechercheraient leur propre intérêt, et restreignant leur offre, vendraient des quantités réduites à un prix supérieur à celui obtenu par une situation de concurrence parfaite qui, elle, atteint l’intérêt collectif maximum ;
— Il n’y a pas d'effet externe, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de situation dans laquelle un agent peut occasionner un dommage (ou un avantage) pécuniaire ou psychologique à un autre agent sans qu’il en paie les conséquences. Un cas typique d’effet externe est celui des pollutions ou nuisances*. Dans de telles situations l’équilibre naturel ne satisfait pas à l’intérêt général ;
— il existe des marchés pour les biens futurs, qui sont de deux natures : les marchés à terme (du blé livrable dans trois mois), et les marchés contingents sur lesquels s’échangent des biens conditionnels ("un parapluie demain s’il pleut", un bien qui a bien sûr beaucoup plus de valeur que "un parapluie demain s’il fait beau" surtout si demain il pleut effectivement), qui ont été théorisés notamment par K. J. Arrow et G. Debreu ;
La réalité s’écarte des hypothèses de la théorie :
— il y a des monopoles soit parce que les entreprises s’entendent entre elles, soit parce que certaines techniques présentent des rendements croissants et qu’une seule entreprise est la meilleure combinaison pour servir le marché ;
— il y a des effets externes. Les effets sur l’environnement, les plus connus sont loin d’être les seuls.

La plupart des conséquences néfastes de ces deux situations peuvent, selon la théorie économique, être combattues par la puissance publique au moyen d’actions réglementaires ou d’incitations financières (taxes, subventions)

— Il n’y a que très peu de marchés pour les biens futurs. Il n’y a pas de marchés conditionnels, et il n’y a guère de marchés à terme, si ce n’est pour quelques matières premières et pour l’argent. Mais le marché de l’argent (dont le prix est le taux d’intérêt) ne fonctionne pas comme un marché libre où se confrontent l’offre et la demande.
— Enfin, last but not least, très peu de marchés répondent aux exigences de la théorie. Une part importante de l’activité économique échappe au jeu de l’offre et de la demande : environ 50% du PIB dépend de la puissance publique selon des mécanismes hors marché. Et là où joue la loi de l’offre et de la demande, on ne rencontre pas en général toutes les hypothèses qu’elle implique : parfaite définition du bien échangé, parfaite information des agents, et confrontation de l’offre et de la demande par un commissaire-priseur.

C’est en réponse à ces deux derniers défauts que la théorie économique justifie la planification indicative.

dimanche 26 décembre 2010

Une petite jaunisse des feuilles

Il y a quelques livres à la maison que je n'ai jamais pris le temps de lire, comme ce Que sais-je ? dont les pages jaunissent de façon plutôt esthétique, que j'ai dû acheter aux Halles lors de l'une de mes visites à la capitale, en me promettant de le lire évidemment. Mes blogs, incitation imprévue à la lecture, en accueilleront bien quelques extraits. Extrait donc d'un curieux livre destiné à faire "le point des connaissances actuelles" (celles d'un passé pas trop lointain de ce fait) qui s'intitule La planification française, de Emile Quinet.
l'introduction
"À intervalles réguliers, tous les quatre ou cinq ans, la technostructure économique et administrative s'enfièvre. Sous l'impulsion du Commissariat général du Plan, administrations, syndicats patronaux et de salariés, experts en tous genres se réunissent, se concertent et produisent de volumineux rapports dont une synthèse est présentée au Parlement. Votée sous le nom de loi de Plan, ou plus brièvement de Plan, elle trace, avec une précision variable selon les domaines et selon les époques, l'avenir du pays à moyen terme.

Qu’est-ce que ce Plan, comment est-il préparé, que contient-il, est-il bien exécuté, telles sont les questions auxquelles vise à répondre ce livre.
Questions délicates, dans la période actuelle, qui apparaît comme une charnière dans l’histoire de la planification. Sous une apparente permanence celle-ci a évolué dans son fonctionnement et dans son impact sur les événements. Elle fut créée juste après la fin de la deuxième guerre mondiale, et connut alors une époque de gloire ; elle apparaissait comme l’une des forces motrices essentielles pour remettre en marche un appareil économique décapité. Jusque vers 1970, l’aura de l’institution s’est maintenue grâce au dynamisme et à la qualité exceptionnelle de quelques hommes. Mais déjà son efficacité était battue en brèche par les changements de l’environnement économique. La décennie 70 voyait apparaître et s’amplifier une crise de la planification, et la nécessité d’une transformation devenait de plus en plus évidente. En 1982 une tentative a été effectuée en ce sens avec la loi de réforme de la planification. Mais cette tentative a échoué. Le IXe Plan n’a pas rempli le rôle que cette loi lui attribuait. Le Xe Plan, élaboré entre octobre 1988 et juin 1989, et qui couvre la période 1989-1993, a été conçu sur des bases sensiblement différentes à la fois de celles qui régissaient les plans antérieurs au IXe Plan, et de celles que prévoyait la loi de 1982. Mais l’évolution ainsi amorcée peut se poursuivre selon de nombreuses directions. L’avenir de la planification reste ouvert.
Comme on le voit, le Plan ne tient pas une place stable et assurée dans l’organisation économique française ; la permanence des structures cache l’incertitude de leur devenir.
Ces considérations dictent la progression de l’ouvrage. Elles conduisent d’abord à s’interroger sur la raison d’être de la planification (chap.I). De nombreux pays semblables à la France en sont dépourvus ; d’autres en ont une, mais moins importante ou moins formalisée. La planification française peut trouver sa justification dans certains développements de l’analyse économique, mais comme on le verra ses racines sont surtout historiques.
Puis on présentera l’histoire des Plans (chap. II), avec d’abord les organismes assez stables que leur préparation et leur exécution mettent en jeu ; enfin les produits finis, sous forme de fiches décrivant pour chaque plan les circonstances particulières de sa préparation et de son exécution, ainsi que son contenu.
Le chapitre suivant (chap. III) reprendra les thèmes essentiels sur lesquels ont porté les plans successifs : macro-économie, politiques sectorielles et notamment politique industrielle, planification des actions de l’Etat, activités sociales. Il détaillera pour chacun de ces thèmes la nature et l’évolution des recommandations faites, en mettant bien sûr l’accent sur le contenu des derniers plans et notamment du Xe Plan.
Ensuite, on examinera l’efficacité de la planification (chap. IV) qui résulte moins de sa sanction législative que de l’effort de réflexion et de pédagogie impliqué par la préparation du Plan elle-même. L’effet de la planification sur l’économie française est difficile à quantifier, mais peut s’apprécier qualitativement ; il est incontestable, surtout lors des premiers plans.
L’ensemble des considérations précédentes aura montré que, sous une apparente stabilité dans les formes, le Plan a beaucoup évolué depuis ses origines, et notamment depuis une dizaine d’années. Il est devenu moins précis, moins crédible ; il a perdu de son poids dans le processus de décision économique, et ceci pose le problème de l’avenir de la planification (chap. V), qui sera apprécié à la lumière des transformations de l’environnement économique, et avec les enseignements qu’on peut tirer de ce qui se passe à l’étranger et dans les entreprises. Comme on le verra, cet avenir, même s’il est encadré par quelques contraintes et par quelques évolutions très probables, est assez ouvert. La planification de demain reste à construire ; ce qu’il y a de sûr c’est qu’elle sera très différente de celle d’hier. Peut-être méritera-t-elle à peine l’appellation de planification, même si une forme d’intervention reste nécessaire dans le processus de régulation économique à moyen terme."
Je suppose qu'il s'agissait de calculer des taux de croissance, ce genre de choses dans un monde alors encore assez clos. L'Europe est passée par là et la donne a forcément changé. Mais de toute façon, il faudrait que les économistes travaillent en relation avec les écologistes humanistes de tous les pays, la comptabilité seule est insuffisante compte tenu des besoins fondamentaux comme la protection de l'environnement, le respect de l'être humain, et de l'altérité en général, pour le bon fonctionnement de la planète et une meilleure chance d'épanouisssement de ses habitants. Des concepts importants comme "développement durable" "équité" ont heureusement vu le jour depuis. Demain je mettrai un extrait de ce petit bouquin sur le blog.

La surpêche... un grand péché


..."Par exemple, plus de 70 % des zones de pêche dans le monde sont aujourd’hui exploitées au maximum des seuils de renouvellement de la ressource, et même au-delà. Cette surpêche a une conséquence directe sur les communautés locales pratiquant une pêche artisanale qui voient leurs moyens de subsistance de plus en plus limités sous l’effet des activités des flottes commerciales illégales, non réglementées ou subventionnées. Sans oublier le réchauffement climatique, un phénomène d’augmentation des températures de l’atmosphère et des océans (IPCC, 2001 ; Le Treut, 2009 ; Fellous et Gautier, 2007) qui menace de détruire la majorité des récifs coralliens du monde (ces derniers ne pouvant se développer que dans une eau comprise entre 25 et 30°C), d’affaiblir les économies déjà vulnérables des Petits Etats Insulaires en Développement (PIED) et d’affecter les vies de milliards d’individus qui vivent sur les littoraux à cause du risque de montée du niveau des eaux (UNEP, 2004). "...
..."Enfin, ces dernières années, avec les préconisations du Millenium Assessment (2003), une nouvelle piste de réflexion émerge : l’évaluation économique des écosystèmes marins. D’ailleurs, le projet européen de recherche internationale en coopération (ECOST) (www.ecostproject.org) est dédié à cette démarche. Il a pour objectif d’évaluer les coûts sociétaux des pratiques et des politiques liées à la pêche dans les Caraïbes, en Asie et en Afrique. Il développe un modèle interactif reliant les perspectives écologiques, économiques et sociologiques afin de mieux définir les vrais coûts sociétaux des pratiques de pêche actuelles. Ces derniers sont définis comme étant les coûts liés aux activités de pêche : ceux-ci peuvent être écologiques (altération des écosystèmes), économiques (coûts liés à la production, à la gestion, aux subventions et à des facteurs externes) et sociaux (liés à la pauvreté, à l’injustice sociale, à la discrimination de genre et à la sécurité et à la sûreté alimentaires). "...

samedi 25 décembre 2010

De la connaissance des milieux marins


"Ce numéro d’Etudes Caribéennes dédié aux ressources marines, à leur mode de gestion et de protection, s’inscrit dans la lignée des réflexions menées depuis le début des années 2000 sur l’environnement marin mondial. Ainsi, la signature de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer en 2001, la journée mondiale de l’environnement organisée à Barcelone en 2004, intitulée « Avis de recherche ! Mers et océans : morts ou vivants ? », ou plus récemment le Grenelle de la Mer initiée en 2009 en France, reflètent la prise de conscience des instances internationales, régionales et nationales de ne « plus considérer les mers et océans de la planète ni comme des décharges publiques, ni comme des réserves sans fond » (Annan, 2004 :1) et leur engagement à agir pour une meilleure connaissance et sauvegarde des milieux marins."

"From the knowledge of marine environments to the management of marine resources
In this introductory article of the issue paper on marine resources, the authors review the issues with usage and consumption patterns, in terms of protection and governance systems. They stress their environmental significance, social but also economic for many country and coastal communities. They focus on the actions already implemented and the need to deepen knowledge in this field."

"L’UNESCO estime qu’au niveau mondial plus de 500 millions de personnes – dont 30 millions parmi les plus pauvres du monde – dépendent directement des récifs coralliens pour leur subsistance, la protection des côtes, les ressources halieutiques et le tourisme (UNEP, 2004). Selon une estimation de Constanza, d’Arge et al. (1997) qui introduit le concept de services écosystémiques1, il estime que les récifs coralliens fourniraient des services (pêche, activités touristiques, protection des littoraux etc.) d’une valeur d’environ 375 milliards de dollars américains chaque année.

Or, cette ressource fragile et limitée subit de nombreuses agressions, principalement d’origine anthropique. Les activités humaines infligent aujourd’hui aux écosystèmes marins un stress sans précédent. Le tourisme de croisière, le tourisme balnéaire et leurs infrastructures associées (hôtels, ports, marinas etc.), le développement de l’urbanisation côtière, les rejets urbains, agricoles et industriels, la surexploitation et l’extraction des ressources minières ont non seulement des répercussions sur la biodiversité globale (dégradation des habitats marins, amenuisement des ressources marines) mais sont susceptibles d’induire de véritables mutations économiques et en définitive de profondes perturbations dans les sociétés locales (Bryant, Burke et al., 1998)..."
http://etudescaribeennes.revues.org/4475


 

vendredi 24 décembre 2010

Zorro est arrivée sans se presser

La belle Zorro, la grande Zorro, avec sa Fiat et son p'tit appareil photo...



mardi 21 décembre 2010

Chez Stalker une note très appofondie sur Le grand passage de Cormac McCarthy

" ... Le monde comme matrice résistant à toutes nos tentatives d'exploration ou même de pénétration. Le monde comme entité altérable (l'effet des siècles et des millénaires) et pourtant fondamentalement éternelle. Effroi et beauté comme deux anges, un seul peut-être, si la beauté véritable signe notre entrée dans le domaine de l'invisible qui est, en vérité, celui du monde déployant ses prodiges sous nos yeux mais pas pour nos seuls yeux. Multitude de signes, d'empreintes, de bornes (8), de déchirures (9), d'indices et de pictogrammes (10) trahissant ce qui doit demeurer caché (11), qui doublent le monde quotidien et en constituent la profondeur immémoriale, la réalité invisible et à la fois parfaitement réelle dans laquelle la louve, comme d'autres animaux psychopompes, nous introduisent."
http://stalker.hautetfort.com/archive/2010/11/26/le-grand-passage-the-crossing-cormac-mccarthy.html

Happy Christmas (war is over) John Lennon/Yoko Ono


So this is Xmas

And what have you done?

Another year over

And a new one just begun.

And so this is Xmas

I hope you have fun

The near and the dear one

The old and the young.

A very Merry Xmas

And a happy New Year,

Let's hope it's a good one

Without any fear.


And so this is Xmas

For weak and for strong

For rich and the poor ones

The world is so wrong.

And so happy Xmas

For black and for white

For yellow and red ones

Let's stop all the fight.

A very Merry Xmas

And a happy New Year,

Let's hope it's a good one

Without any fear.


War is over, if you want it

War is over now... (ter)


Clip France Bleu "RAUL PAZ - CARNAVAL"
envoyé par francebleu. - Regardez la dernière sélection musicale.

dimanche 19 décembre 2010

Les enfants qui s'aiment


Impressions sur le vif à la lecture du Rivage des Syrtes suivies de Douce dame jolie


C’est un long chemin que l’on parcourt avec le personnage d’Aldo, sur le Rivage des Syrtes. Il se sent parfois balloté tel un bouchon sur une mer agitée, prend pour une démonstration de force l’aveu de faiblesse de Vanessa, ou est renforcé dans un orgueil assez accablant, voire à mes yeux fascisant, à travers le maître d’un des plus grands domaines des Syrtes. Vanessa oscille également entre une extrême fierté et l’humilité soudaine de l’instrumentalisation consentie. Parfois, de par son appartenance à une famille renommée, elle a l’impression de posséder la cité État Orsenna et se voit comme une cavalière maîtrisant un cheval retors, ou à l’opposé, elle se sent prisonnière d’une ville marécage pourrissant sur ses acquits. Ce sentiment-là l’emportant, le souffle de la guerre ne peut, selon elle, que réveiller ces habitants sur-épanouis pour qui seuls comptent les anniversaires. Ce genre de paix est tout sauf reposante pour elle. Ces deux personnages ont pour eux de jouer  "franc Je" quelles que soient les phases qu’ils traversent et c’est ce qui rend ce livre audacieux tellement passionnant. C’est un conglomérat d’états divers de la part de ces amoureux éperdus à leur façon, tandis que Marino dans une simplicité qui tient du miracle dans ce contexte compliqué, apporte une note de fraîcheur d'autant plus appréciable. Il me semble bien que ce vieux marin de Marino soit le personnage que Julien Gracq préfère malgré l'infortune persistante du personnage dès sa rencontre avec Aldo. Marino d'un coup s'est retrouvé hors jeu, comme si Orsenna, la ville-état dont la population forme une sorte d'entité monstrueuse, tout à l'accomplissement de son destin, se débarrassait des hommes qui voudraient s'y opposer.

samedi 18 décembre 2010

"Quelque part, très loin, avec un léger et subtil ronflement d'aise, une machine s'était mise en route que personne ne pourrait plus arrêter" ...


Petit résumé avant l'extrait : Alfonso, l’Observateur est envoyé sur le Rivage des Syrtes pour surveiller, selon la routine séculaire, les militaires en place. Alors que depuis trois cents ans de guerre aucun acte hostile n’a été à déplorer de part et d’autre, dans un acte de fièvre, de griserie, Alfonso est allé naviguer à bord du bateau de guerre le Redoutable dont il a pris le commandement, dans les eaux territoriales du Farghestan, jusqu’à presque toucher les côtes du territoire ennemi, sans en référer à ses supérieurs. La fascination qu’il éprouvait pour les cartes, subjugué par les pointillés rouges délimitant la zone infranchissable, trouve un dénouement consternant, qui constitue en fait un véritable acte de guerre pour ceux d’en face. Ils se contentent sur le moment d’envoyer trois coups de canon défensifs en direction du bateau, mais le fait de naviguer dans ces eaux est une telle provocation que les hostilités, déclenchées par un Alfonso qui se trouvait alors dans une sorte d'état second, ne font en fait que commencer. Au retour, les marins exaltés et inconscients informent les quatre autres officiers de leur "exploit" et, bizarrement, aucun d'eux en l’absence du capitaine Marino, ne prend la pleine mesure d’un tel agissement, ils attendent, "en bons compagnons de jeu", une réponse plus conséquente de la part de l’ennemi que ces trois coups de semonce. L’extrait :

"Il s’ouvrit séance tenante un petit conseil de guerre que j’écoutai se dérouler sans mot dire, tout engourdi que je me sentais par une sensation d’irréalité croissante à voir ainsi les choses sournoisement prendre corps. Roberto proposait des mesures d’urgence. Fabrizio feuilletait des règlements. Tout seul, échappé maintenant à mes doigts, se dévidait le peloton dont j’avais lesté le bout du fil.
On décida de laisser le Redoutable sous pression pour la nuit, prêt à l’appareillage. Un poste de guet de nuit serait établi en haut de la forteresse. Roberto, sans éveiller l’attention, dès l’après-midi devait inspecter la vieille batterie côtière — passablement délabrée — qui commandait l’entrée de la passe (depuis longtemps l’artillerie de la forteresse était inutilisable) et vérifier son approvisionnement. Enfin on devait mettre à flot une des pinasses qui pourrissaient sur les vasières, et l’utiliser pour surveiller la nuit les abords de la passe. Encore que l’envie n’en manquât pas, l’appréhension du retour de Marino, qui douchait vaguement les enthousiasmes, avait déconseillé des mesures plus voyantes : en cas de besoin — c’était la pensée inavouée de tous — le dispositif d’alerte se nierait aisément. Ainsi, de minute en minute, entre nous quatre une complicité se resserrait.
— Pour le reste, le capitaine avisera, conclut Roberto, jésuite. Je prendrai la patrouille de nuit — plutôt que de guetter les canards !…
Dans les allées et venues incessantes de la forteresse à la jetée et à la batterie, la journée passa vite. On ne s’ennuyait plus à l’Amirauté. L’excitation maintenant avait gagné nos troupes, et les bribes de réflexions qu’on pouvait surprendre çà et là — car on se taisait plus respectueusement que d’habitude, d’un air lourd de sous-entendus, sur le passage des officiers — donnaient à penser sur les bruits extravagants qui y trouvaient créance, comme si tout à coup un besoin d’imprévu et d’inouï, longuement couvé dans cette vie monotone, eût fait explosion dans les cervelles endormies. Deux ou trois fois même, des questions fusèrent sur notre passage, que Roberto éludait d’une paupière lourde de mystère ; sous ce ciel où soudain, avec un flair curieusement animal, on eût dit qu’ils sentaient monter un orage, bonnes ou mauvaises ces visages ranimés appelaient les nouvelles, comme la terre appelle la pluie dans les longues sécheresses.
Cependant la nuit puis les trois jours suivants, s’écoulèrent tranquilles. L’excitation retomba. Marino s’était annoncé pour la fin de la semaine, et, de chaque nouvelle garde inutile, je voyais Giovanni revenir plus désenchanté.
— C’était à prévoir, disait-il maintenant, vexé comme un soupirant qui voit revenir ses lettres non décachetées. On n’a pas seulement la peau noire, on l’a épaisse en face. On peut tout se permettre avec ces gens-là, ajoutait-il d’un air dégoûté.
Son imagination n’allait pas plus loin que cette politesse rendue. Comme tout le monde à l’Amirauté, Giovanni vivait dans l’immédiat, à fleur de peau. L’assoupissement sans âge d’Orsenna, en décourageant avec une si longue patience le sens même de la responsabilité et le besoin de la prévision, avait modelé ces enfants vieillis dans une tutelle omnipotente et sénile, pour qui rien jamais ne pouvait arriver réellement, ni quoi que ce soit tirer à conséquence. Les occasions de se distraire étaient bonnes à prendre. Mais inévitablement, un jour ou l’autre, on en revenait à la chasse au canard.

Pendant ces journées agitées, une tout autre préoccupation m’avait tenu en haleine. Rentré dans le bureau de Marino, que j’occupais en son absence, à peine avais-je commencé à feuilleter la pile routinière des papiers de service, que tout à coup, dans le retombement de la fièvre qui avait dévoré ces journées, il me sembla — aussi nette, aussi distinctement perceptible que le visage même de Marino rentrant dans cette pièce accusatrice — que la folie de mon équipée se dressait devant moi, si aveuglante que mes yeux se brouillèrent et que je crus un moment que le cœur allait me manquer. Le silence feutré de cette pièce faisait tout à coup à mes oreilles comme un bruit de mer ; après cette nuit follement vécue, mon acte s’était séparé de moi à jamais ; quelque part, très loin, avec un léger et subtil ronflement d’aise, une machine s’était mise en route que personne ne pourrait plus arrêter : son bourdonnement lointain pénétrait dans la pièce close, éveillait comme un bruit d’abeille ce silence reclus."
Julien Gracq Le Rivage des Syrtes Éd. José Corti - p.221à223 La chanson :

vendredi 17 décembre 2010

Musique médiévale


"Le regard qui traverse ces silhouettes se perd dans une profondeur où l'on craint de lire" ...


"Quand le souvenir me ramène — en soulevant pour un moment le voile de cauchemar qui monte pour moi du rougeoiement de ma patrie détruite — à cette veille où tant de choses ont tenu en suspens, la fascination s’exerce encore de l’étonnante, de l’enivrante vitesse mentale qui semblait à ce moment pour moi brûler les secondes et les minutes, et la conviction toujours singulière pour un moment m’est rendue que la grâce m’a été dispensée — ou plutôt sa caricature grimaçante — de pénétrer le secret des instants qui révèlent à eux-mêmes les grands inspirés. Encore aujourd’hui, lorsque je cherche dans ma détestable histoire, à défaut d’une justification que tout me refuse, au moins un prétexte à ennoblir un malheur exemplaire, l’idée m’effleure parfois que l’histoire d’un peuple est jalonnée çà et là comme de pierres noires par quelques figures d’ombre, vouées à une exécration particulière moins par un excès dans la perfidie ou la trahison que par la faculté que le recul du temps semble leur donner, au contraire, de se fondre jusqu’à faire corps avec le malheur public ou l’acte irréparable qu’ils ont, semble-t-il, au-delà de ce qu’il est donné d’ordinaire à l’homme, dans l’imagination de tous entièrement et pleinement assumé. Envers ces figures vêtues d’ombre, dont le temps plus vite que pour d’autres érode puissamment les contours et les singularités personnelles, la violence universelle du reniement nous avertit qu’il participe — bien plus que du blâme civique incolore que dispensent sans chaleur les manuels d’histoire — du caractère lancinant du remords, et qu’il ravive la plaie ouverte d’une complicité intimement ressentie ; c’est que la force qui repousse vers les marges de l’histoire, où la lumière tombe plus obliquement, ces figures hantées, est celle d’un malade assiégé de mauvais songes qui ressent, non comme une froide obligation morale, mais comme la morsure d’une fièvre qui mange son sang, le besoin de se délivrer du mal. De tels hommes n’ont peut-être été coupables que d’une docilité particulière à ce que tout un peuple, blême après coup d’avoir abandonné en eux sur le terrain l’arme du crime, refuse de s’avouer qu’il a pourtant un instant voulu à travers eux ; le recul spontané qui les isole dénonce moins leur infamie personnelle que la source multiforme de l’énergie qui les a transmués un instant en projectiles. Plus étroitement tissus à la substance même de tout un peuple que s’ils en étaient l’ombre projetée, ils sont vraiment ces âmes damnées ; la terreur à demi religieuse qui les fait plus grands que nature tient à la révélation, dont ils sont le véhicule, qu’à chaque instant un condensateur peut intervenir à travers lequel des millions de désirs épars et inavoués s’objectivent monstrueusement en volonté. Le regard qui traverse ces silhouettes se perd dans une profondeur où l’on craint de lire ; la fascination qu’elles exercent tient au soupçon qui nous vient que la communication privilégiée — fût-ce pour le pire — qui leur a été consentie les a haussés, pour quelques secondes qu’il valait la peine d’être, à une instance suprême de la vie : nous dansons comme un bouchon sur un océan de vagues folles qui à chaque instant nous dépassent, mais un instant du monde dans la pleine lumière de la conscience a abouti à eux — un instant en eux l’angoisse éteinte du possible a fait la nuit — le monde orageux de millions de charges éparses s’est déchargé en eux dans un immense éclair — leur univers, refluant de toutes parts sur eux autour d’un passage où nous imaginons que la sécurité profonde se mêle inextricablement à l’angoisse, a été une seconde celui de la balle dans le canon de fusil."
Julien Gracq Le Rivage des Syrtes Éd. José Corti (p. 200-201) - Ci-après, une video :

jeudi 16 décembre 2010

Anne Boleyn et Henry VIII


Sous Henry VIII, des conflits religieux déjà et, sous-jacent, les luttes d'une famille un peu "obscure" pour le pouvoir. Inoubliable Anne Boleyn, plus manipulée par son père que vraie manipulatrice d'après ce que j'ai pu comprendre. J'ai été subjuguée par cette série diffusée sur Arte, qui retraça son histoire.

extrait du Rivage des Syrtes et musique médiévale.


"Je quittais Belsenza et je m’enfonçais dans le dédale des rues pauvres du quartier des pêcheurs pour gagner le quai où m’attendait la barque. Si impatient que je fusse de rejoindre Vanessa, je trouvais parfois un charme à m’attarder dans ces ruelles qui zigzaguaient entre les façades aveugles et les tristes jardinets conquis sur les sables, et où tombaient dès le début de l’après-midi de grands pans de fraîcheur. Il y avait là toute une banlieue morne et houleuse, basculée au hasard sur les vagues du bourrelet de dunes qui marquait le contour de la terre ferme, et dont l’abandon lépreux et l’ancienneté croulante étaient rendus plus désolés encore par la remise en marche des sables que la végétation des jardins brûlés ne fixait plus, et dont on voyait parfois, sous la poussée du vent de mer, les fines aigrettes lumineuses pleuvoir intarissablement par-dessus le mur d’un enclos comblé et venir feutrer le pavé étroit, comme autant de cascades de silence ; mais si j’élevais la tête au-dessus du mur, la rumeur acharnée du large et les claquements du vent de mer venaient brusquement me gifler le visage. J’aimais ce silence menacé et ces replis d’ombre, comme suspendus sur une clameur profonde et énorme ; je faisais glisser dans mes doigts ce sable qu’avaient vanné tant de tempêtes, et qui maintenant bâillonnait la ville dans le sommeil ; je regardais Maremma s’ensevelir, et en même temps, les yeux blessés, giflé par le vent furieux qui mitraillait le sable, il me semblait sentir la vie même battre plus sauvagement à mes tempes et quelque chose se lever derrière cet ensevelissement. Parfois, au détour d’une rue, une cruche ou un panier de poissons en équilibre sur la tête, apparaissait une femme de pêcheur sous les éternels voiles noirs qui font des groupes à Maremma autant de cortèges de deuil, et dont on ramène un pan sur la bouche pour se protéger de la grêle du sable : elle passait près de moi silencieusement comme un fantôme errant de la ville morte, m’apportant à la fois une odeur de mer et de désert, et toute pareille, ainsi surgie de cette nécropole inhabitable, à ces flammes errantes et funèbres qui s’élèvent et palpitent faiblement sur une terre trop gorgée de mort. La vie s’aventurait sur ces confins extrêmes plus vulnérable et plus nue, dressée sur l’horizon de sel et de sable comme un signe exténué, elle voletait par les rues effacées comme un lambeau de ténèbres oublié dans le plein jour. La lumière baissait déjà sur le large, et il me semblait sentir en moi qu’un désir montait, d’une fixité terrible, pour écourter encore ces journées rapides : le désir que les jours de la fin se lèvent et que monte l’heure du dernier combat douteux : les yeux grands ouverts sur le mur épaissi du large, la ville respirait avec moi dans le noir comme un guetteur sur qui l’ombre déferle, retenant son souffle, les yeux rivés au point de la nuit la plus profonde.
Je trouvais Vanessa tantôt alanguie, tantôt nerveuse ; on eût dit que ces après-midi qu’elle me réservait à moi seul au milieu de l’agitation qu’elle entretenait à plaisir autour d’elle la désorientaient comme un passage à vide, et, si tendre et si enjouée qu’elle pût se montrer quelquefois, il me semblait que ce silence et cette tranquillité vide la laissaient déconcertée et incertaine, comme si elle eût craint de se retrouver trop longtemps en tête à tête moins avec moi qu’avec une image d’elle-même, à laquelle ma seule présence la réveillait. Lorsqu’il faisait beau temps, elle me faisait souvent signe par delà le canal du jardin abandonné où je l’avais trouvée le matin de Vezzano — les jours gris, que la saison maintenant multipliait, elle m’attendait dans le salon vide qui m’intimidait toujours. Une fraîcheur montait de l’eau calme et baignait le palais silencieux ; par la grande porte ouverte sur le canal venait par intervalles un bruit tranquille d’avirons plongeant dans l’eau morte : j’étais sûr à cette heure de ne trouver personne que Vanessa, et je m’attardais parfois un instant sous ces voûtes froides que mon pas sur les dalles faisait résonner durement : il me semblait que j’éveillais un château de sommeil ; par les baies qui donnaient sur la cour intérieure, les feuillages immobiles du jardin d’hiver paraissaient pris dans un cristal transparent. Des siècles accumulés avaient ici usé les angles l’un après l’autre, tamisé les lumières, feutré toutes choses d’une poussière impalpable jusqu’à la mise en place de ce chef-d’œuvre de quiétude et de sommeil, et nulle part peut-être mieux que dans cette demeure séculaire ne transparaissait le profond génie neutralisateur de la ville, qui déchargeait les choses de tout pouvoir de suggestion trop vive, et réussissait à la longue à donner au décor même de la vie quotidienne la vertu doucement balsamique et l’insignifiance profonde d’un paysage."
Julien Gracq Le Rivage des Syrtes Éd. José Corti - p. 160

mardi 14 décembre 2010

Les âmes grises


Film que je viens de regarder en DVD. Sur fond de Grande Guerre, dans une petite ville située pas très loin du front, d'où l'on peut entendre les coups de canons, une jeune institutrice s'est fait muter, remplacant un collègue qui a perdu pied. Elle se rapproche ainsi du lieu où combat son fiancé. Dans cette nébuleuse on survit plus ou moins mal, on ne sait plus toujours qui est qui. Des fillettes sont assassinées, deux jeunes femmes meurent. Pour le procureur, ces drames sont comme l'écho de la disparition tragique de sa femme dans un passé pourtant assez lointain. Ces étoiles filantes ne se laissent pas oublier facilement. Seul un petit juge d'instruction ne semble pas touché par les événements.

Guitar Boogie

dimanche 12 décembre 2010

Europe is afraid of its Roma


"Since the 1990s and the collapse of the Communist bloc, thousands of Roma have left Eastern Europe. Their arrival in the west, particularly France and Italy, has provoked strong negative reactions – and not only on account of their poverty and way of life. Today, closely linked to the conditions of entry and stay of foreigners, the ‘Roma’ question is at the centre of European and national politics."
http://www.booksandideas.net/Europe-Is-Afraid-of-Its-Roma.html

Le buveur de café


Décompression


vendredi 10 décembre 2010

Une pensée affectueuse pour Sam



dont c'est l'anniversaire demain.

mercredi 8 décembre 2010

Tradition orale et écrite dans les pratiques de lecture


Le lien :
http://semioweb.msh-paris.fr/corpus/ALIA/FR/_video.asp?id=2096&ress=6922&video=11527&format=93

Book and Ideas

"Cela fait trois ans que la Vie des Idées rend compte de la vie intellectuelle et diffuse les sciences humaines et sociales, en France et à l’étranger. La Vie des Idées a le plaisir d’annoncer la naissance de son petit frère, Books & Ideas, version anglophone du site.
Entièrement gratuit, Books & Ideas est un site en langue anglaise, qui traduira un grand nombre d’articles de la Vie des Idées (essais ou recensions) mais publiera aussi des textes ou des entretiens originaux. Pour ce faire, il s’appuiera sur un réseau pluridisciplinaire de correspondants, ainsi que sur un partenariat avec des sites ou des revues anglophones.
Books & Ideas est ainsi le prolongement naturel de la Vie des Idées et du projet qui la caractérise depuis son origine : décloisonner les disciplines, construire une coopérative intellectuelle qui associe les compétences et passe les frontières."

http://www.booksandideas.net/

L'adolescence d'Aldo et de Vanessa


"Le vieil Aldobrandi était le chef d’une famille célèbre à Orsenna pour son esprit inquiet et aventureux. Son nom s’était associé de façon presque légendaire à tous les troubles de la rue, à tous les complots nobiliaires qui ébranlèrent parfois la Seigneurie jusque dans ses assises. Les reniements scandaleux, les intrigues, les enlèvements romantiques, les assassinats, les hauts faits militaires jalonnaient la chronique de cette souche princière, qui portait dans ses mœurs privées la même violence débridée et hautaine qui l’avait amenée dans la vie publique aux trahisons avérées comme aux plus hauts postes de l’Etat. Un Aldobrandi avait pacifié par des mesures de haute sagesse la révolte agraire et la sécession de Mercanza, un autre passait pour avoir mis en défense les forteresses farghiennes au temps du grand bombardement. Murée dans son orgueil, et comme campée en pleine ville au milieu d’un quartier de petites gens dans son palais du faubourg du Borgo, c’était une race sans tiédeur et sans loi, une race d’humeur lointaine et forte, suspendue indéfiniment sur Orsenna dans son nid d’aigle pour la féconder ou la foudroyer comme un bel orage. On se répétait à Orsenna le défi de sa devise insolente : « Fines transcendam », et on ne manquait guère d’en nuancer l’énoncé d’ironie en se rappelant pour combien de ses membres exilés elle avait pris souvent un sens amèrement concret. Le père de Vanessa, démagogue intrigant, convaincu de participation dans une émeute des faubourgs qu’il avait soudoyée de sa grosse fortune, avait été la dernière victime de ces bannissements répétés ; cette circonstance, grossie par l’imagination d’un très jeune homme, nuança d’un respect exalté et romantique mes relations avec Vanessa ; elle était l’un des plus riches partis de la ville, et fort insoucieuse d’un père qu’elle avait à peine entrevu : je protégeai, je vénérai en elle une orpheline menacée. Nous ne nous rencontrions guère ailleurs que dans ce jardin qui prolongeait pour nous sa floraison secrète, et c’est à peine, je pense, si nous nous parlions ; nous demeurions de longues minutes sans rien dire en face de cet océan incendié que Vanessa m’ouvrait de toutes parts sur le monde, — dans ses yeux passait pour moi le reflet trouble des mers lointaines qu’avait traversées l’exilé, — son malheur, que je m’exagérais, mettait sur mes joies une arrière-pensée de retenue secrète, et sur les pensées moins chastes qui me venaient comme l’interdit d’un sacrilège ; je l’aimais en absence, sans souhaiter qu’elle me devînt plus proche, et comme si sa main pensive et immatérielle n’eût été faite que pour ordonner dans un lointain indéfiniment approfondi la perspective de mes songes. ... "
Le Rivage des Syrtes P. 52 - Julien Gracq

mardi 7 décembre 2010

Compréhension


Dans l'avant-propos du Roi Pêcheur Julien Gracq s’exprime en une phrase à propos du sentiment que lui laisse la littérature du XIXe siècle faite de « platitudes bourgeoises » selon lui. Victor Hugo, Balzac, Flaubert, Maupassant, ont peut-être effectivement abordé avant tout la réalité sociale de leur époque, sans laisser grande part au rêve, ou même "au droit de rêver" pour ce qui est de certains personnages. Ils dénonçaient plus ou moins ouvertement les diverses corruptions et hypocrisies de leur société. Ce côté utile de la littérature, a contribué sans doute à améliorer les conditions de vie de nombreux précaires de l’époque, également de femmes et hommes sous l’emprise de diverses illusions accablantes, ou de ce que ces auteurs semblaient juger comme telles. Cependant aujourd’hui, (n'étant plus tout à fait confrontés aux mêmes paramètres), à la lecture des descriptions de ces nombreux caractères que comprend la nature humaine, durement mise à nu de façon presque chirurgicale chez un Flaubert, on peut se sentir plus ou moins plombé, voire un peu rancunier « à la Gracq », soupçonnant quelque complaisance de la part d’auteurs zélés mais saturants. Gracq, en quête de beauté, ami du rêve, a dû être mis à rude épreuve en découvrant le "compte-rendu" de l'agonie, observée "à la loupe", de Madame Bovary. Comme lui, nombreux sont ceux qui dans leur besoin de « remagnétiser la vie », se détournent effectivement, par le biais d'une nouvelle littérature, des réalités oppressantes de la « vraie vie », où tout semble d’avance programmé pour les uns et les autres, par des politiques qui paraissent échapper à tous. Dans une attitude semblable à celle de Gracq, ils désirent se construire leur monde intérieur, fait de réalité vue sous un autre angle, de surréalité, où le rêve devient nécessaire et constructif. Une façon retrouvée de contourner un certain déterminisme. Peu de monde je pense, croit encore à la possibilité d’améliorer les choses sur un plan social par l’écriture de romans mettant en évidence comme au XIXe siècle les diverses injustices et côtés retors de la nature humaine, d’autant que tout s’est énormément complexifié, le cynisme venant se greffer à cet état de chose presque naturellement et finissant son travail de dessèchement au niveau relationnel. L’échec patent d’une presse pas très libre illustre d’ailleurs ce constat hyper réaliste. Cela dit, ma perfusion de littérature Gracq se passe très bien, malgré cette divergence de point de vue sur celle du XIXe.

lundi 6 décembre 2010

Le Rivage des Syrtes - La chambre des cartes


Extrait du chapître La chambre des cartes :
" ... La pièce ne paraissait pas exactement sombre, mais le jour, tombant des vitraux presque dépolis par les bouillons nombreux qui bossuaient leurs verres, y conservait une qualité incertaine et comme perpétuellement déclinante ; sa pénombre, à toute heure du jour, semblait dissoudre une tristesse stagnante de crépuscule. Elle était sommairement meublée de tables de travail en chêne poli ; contre les murs nus, des placards de bois sombre contenaient des livres — presque tous de lourds in-folios aux reliures ternies — et des instruments de navigation d’un modèle ancien. Sur le mur du fond de la salle, à mi-hauteur de la voûte, s’appliquait une galerie étroite et légèrement construite qui courait le long d’une autre rangée de placards grillagés. Les murs nus, les mappemondes, l’odeur de poussière, l’aspect de polissure et de long frottement des tables usées inégalement comme une paume, faisaient songer à une salle de classe, mais que l’épaisseur des murailles, le silence de cloître, et le jour douteux, eussent confinée dans l’étude de quelque discipline singulière et oubliée. Cette impression encore matérielle se contaminait presque aussitôt d’une autre plus déroutante : on eût dit que traînait dans la pièce quelque chose de cette atmosphère lourde, de pensée fanée et croupie, qui s’attarde aux lieux où l’on cloue des ex-voto. Et — comme guidé par le fil de cette analogie vague — si l’on faisait quelques pas vers le milieu de la pièce, l’œil était soudain fasciné, au milieu de ces couleurs ternes d’encre et de poussière, par une large tache de sang frais éclaboussant le mur de droite : c’était un grand drapeau de soie rouge, tombant à plis rigides de toute sa longueur contre le mur : la bannière de Saint-Jude — l’emblème d’Orsenna — qui avait flotté à la poupe de la galère amirale lors des combats du Farghestan. Au devant, s’allongeait une estrade basse, garnie d’une table et d’une seule chaise, que le trophée semblait désigner comme le point de mire, le centre irradiant de cette chambre tendue comme un piège. Le même recours magique qui nous porte, avant toute réflexion, à essayer un trône dans un palais désaffecté qu’on visite, ou le fauteuil d’un juge dans une salle de tribunal vide, m’avait amené jusqu’à la chaise ; sur la table s’étalaient les cartes de la mer des Syrtes.
Je m’asseyais, toujours un peu troublé par cette estrade qui semblait appeler un auditoire, mais bientôt enchaîné là comme par un charme. Devant moi s’étendaient en nappe blanche les terres stériles des Syrtes, piquées des mouchetures de leurs rares fermes isolées, bordées de la délicate guipure des flèches des lagunes. Parallèlement à la côte courait à quelque distance, sur la mer, une ligne pointillée noire : la limite de la zone des patrouilles. Plus loin encore, une ligne continue d’un rouge vif : c’était celle qu’on avait depuis longtemps acceptée d’un accord tacite pour ligne frontière, et que les instructions nautiques interdisaient de franchir en quelque cas que ce fût. Orsenna et le monde habitable finissaient à cette frontière d’alarme, plus aiguillonnante encore pour mon imagination de tout ce que son tracé comportait de curieusement abstrait ; à laisser glisser tant de fois mes yeux dans une espèce de conviction totale au long de ce fil rouge, comme un oiseau que stupéfie une ligne tracée devant lui sur le sol, il avait fini par s’imprégner pour moi d’un caractère de réalité bizarre : sans que je voulusse me l’avouer, j’étais prêt à douer de prodiges concrets ce passage périlleux, à m’imaginer une crevasse dans la mer, un signe avertisseur, un passage de la mer Rouge. Très au-delà, prodigieux d’éloignement derrière cet interdit magique, s’étendaient les espaces inconnus du Farghestan, serrés comme une terre sainte à l’ombre du volcan Tängri, ses ports de Rhages et de Trangées, et sa ceinture de villes dont les syllabes obsédantes nouaient en guirlandes leurs anneaux à travers ma mémoire : Gerrha, Myrphée, Thargala, Urgasonte, Amicto, Salmanoé, Dyrceta.
Debout, penché sur la table, les deux mains appuyées à plat sur la carte, je demeurais là parfois des heures, englué dans une immobilité hypnotique d’où ne me tirait pas même le fourmillement de mes paumes. Un bruissement léger semblait s’élever de cette carte, peupler la chambre close et son silence d’embuscade. Un craquement de la boiserie parfois me faisait lever les yeux, mal à l’aise, fouillant l’ombre comme un avare qui visite de nuit son trésor et sent sous sa main le grouillement et l’éclat faible des gemmes dans l’obscurité, comme si j’avais guetté malgré moi, dans le silence de cloître, quelque chose de mystérieusement éveillé. La tête vide, je sentais l’obscurité autour de moi filtrer dans la pièce, la plomber de cette pesanteur consentante d’une tête qui chavire dans le sommeil et d’un navire qui s’enfonce ; je sombrais avec elle, debout, comme une épave gorgée du silence des eaux profondes.
Un soir, comme j’allais quitter la pièce après une visite plus longue qu’à l’accoutumée, un pas lourd sur les dalles me réveilla en sursaut et me jeta, avant toute réflexion, dans une attitude de curiosité étudiée dont la hâte ne pouvait plus me donner le change sur le flagrant délit que je sentais peser sur ma présence dans la chambre. Le capitaine Marino entra sans me voir, son dos large complaisamment tourné vers moi pendant qu’il s’attardait à refermer la porte, avec ce sans-gêne né d’une longue intimité avec le vide qu’on voit aux veilleurs de nuit. Et j’eus en effet, l’espace d’un éclair, devant l’intime violence avec laquelle tout dans cette pièce l’expulsait, le même sentiment d’étrangeté absorbante qu’on ressent devant un veilleur de nuit boitant son chemin à travers un musée. Il fit quelques pas encore, de sa démarche lente et gauche de marin, leva sa lanterne, et m’aperçut. Nous nous regardâmes une seconde sans rien dire. Ce que je voyais naître sur ce visage lourd et fermé, plutôt que de la surprise, c’était une soudaine expression de tristesse qui l’éteignait tout entier, une singulière expression de tristesse avertie et sagace, comme on en voit aux vieillards à l’approche de leur dernière maladie, comme éclairée d’un rayon de mystérieuse connaissance. Il posa sa lanterne sur une table en détournant les yeux, et me dit d’une voix plus étouffée encore que ne le voulait la pénombre de la pièce :
— Tu travailles trop, Aldo. Viens donc dîner.
Et, balancés entre les grandes ombres que sa lanterne plaquait sur les voûtes, nous regagnâmes la poterne avec malaise. ..."
Julien Gracq Le Rivage des Syrtes Ed. José Corti (page 30 à 33)

dimanche 5 décembre 2010

La drôle de guerre d'Orsenna - Le rivage des Syrtes


Retour à la page 12, pour une information importante : sur la frontière que notre héros doit rejoindre, Orsenna, le pays qu’il quitte, est en guerre :
« … nous partions à l’heure réglementaire. Les jardins des faubourgs défilèrent sans agrément ; un air glacial stagnait sur les campagnes humides, je me pelotonnai au fond de la voiture et me mis à inventorier avec curiosité un grand portefeuille de cuir que j’avais retiré la veille à la Chancellerie en prêtant serment. Je tenais là, dans mes mains, une marque concrète de ma nouvelle importance, j’étais trop jeune encore pour ne pas trouver à la soupeser un plaisir presque enfantin. … Un souvenir, teinté à la fois d’absurde et de mystère, remontait lentement jusqu’à moi, qui m’avait aiguillonné sourdement depuis qu’on me destinait à ce poste perdu des Syrtes : sur la frontière que j’allais rejoindre, Orsenna était en guerre. Ce qui ôtait de la gravité à la chose, c’est qu’elle était en guerre depuis trois cents ans. »
Arrivée sur le rivage des Syrtes à l’Amirauté et rencontre avec le capitaine Marino.(page 19, extrait mis en ligne précédemment)

Page 20, Julien Gracq fait une description du lieu :
« Ainsi surgie des brumes fantomatiques de ce désert d’herbes, au bord d’une mer vide, c’était un lieu singulier que cette Amirauté. Devant nous, au-delà d’un morceau de lande rongé de chardons et flanqué de quelques maisons longues et basses, le brouillard grandissait les contours d’une espèce de forteresse ruineuse. Derrière les fossés à demi comblés par le temps, elle apparaissait comme une puissante et lourde masse grise, aux murs lisses percés seulement de quelques archères, et des rares embrasures des canons. La pluie cuirassait ses dalles luisantes. Le silence était celui d’une épave abandonnée ; sur les chemins de ronde embourbés, on n’entendait pas même le pas d’une sentinelle ; des touffes d’herbe emperlées crevaient çà et là les parapets de lichen gris ; aux coulées de décombres qui glissaient aux fossés se mêlaient des ferrailles tordues et des débris de vaisselle. La poterne d’entrée révélait l’épaisseur formidable des murailles : les hautes époques d’Orsenna avaient laissé leur chiffre à ces voûtes basses et énormes, où circulait un souffle d’antique puissance et de moisissure. Par les embrasures ouvertes au ras du pavé, des canons aux armes des anciens podestats de la ville béaient sur un gouffre immobile de vapeurs blanches d’où montait le souffle glacial du brouillard. Une atmosphère de délaissement presque accablante se glissait dans ces couloirs vides où le salpêtre mettait de longues coulures. Nous demeurions silencieux, comme roulés dans le rêve de chagrin de ce colosse perclus, de cette ruine habitée, sur laquelle le nom, aujourd’hui dérisoire, d’Amirauté, mettait comme l’ironie d’un héritage de songe. Ce silence engourdissant finit par nous immobiliser en face d’une embrasure, et ici se place pour moi le souvenir d’une mimique qui devait me devenir à la longue intensément significative : nos yeux, fixés sur le large, se fuyaient plus commodément ; s’accotant familièrement , comme par moquerie, à l’affût d’un canon énorme, Marino tira de sa poche une pipe et la frappa longuement contre le bouton de la culasse. Un rayon jaune glissait jusqu’à nous à travers le brouillard, et, des cours intérieures, soudain le chant paisible d’un coq vint apprivoiser dérisoirement cette ruine de cyclope, et il me revient aussi étrangement à l’oreille le très bref et très sec « Voilà! » avec lequel Marino parut clore la visite et rompre l’envoûtement, en martelant plus fort le talon de sa botte.
Déjà le brouillard se diluait d’encre : la nuit tombait. La capitaine Marino me présenta les trois officiers qui servaient sous ses ordres : c’étaient là tous les cadres de la flottille des Syrtes. Le dîner d’arrivée était servi, par exception, dans l’une des casemates de la forteresse ; la routine quotidienne s’en écartait d’instinct et n’osait plus en déranger les songes : on eût dit que ces bastions de légende effarouchaient la vie familière. Sous ces voûtes aux échos inquiétants, la conversation s’engageait mal ; on me pressait de questions sur Orsenna quittée la veille — Orsenna était bien loin ; je regardais la fumée des flambeaux d’apparat monter droite vers la pierre basse et nue, je respirais cette odeur froide de cave et de pavé moisi, j’écoutais les lourdes portes cloutées réveiller les échos des couloirs. Sous cet éclairage théâtral et faible, un halo de brume traînait encore pour moi autour des visages que je distinguais mal ; la contrainte hésitante et raidie d’une première rencontre ajoutait encore à la bizarre impression d’irréel qui m’envahissait ; aux instants de silence, que Marino ne cherchait guère à rompre, les visages des convives devenaient de pierre, retrouvaient un instant le profil dur et le masque austère des vieux portraits de l’âge héroïque pendus aux palais d’Orsenna. Le moment des toasts arriva : le plus jeune des officiers me souhaita la bienvenue « sur le front des Syrtes », et Marino leva sa coupe à la formule réglementaire jusqu’à la hauteur d’un sourire de visible ironie. Mon logement était préparé dans le pavillon du commandant : l’une des simples maisons basses ; la même odeur froide et moisie habitait ces longues pièces humides, grossièrement carrelées et presque vides. J’ouvris sur la nuit la fenêtre de ma chambre, — elle donnait sur la mer, — une palpitation faible venait des lagunes à travers le noir opaque. Les grandes ombres volant sur les murs au gré de la lumière vacillante m’intriguaient ; je la soufflai, me coulai dans des draps rêches et grenus, à la fade odeur moisie de suaire. Un bruit faible de vagues se glissa jusqu’à moi dans l’obscurité revenue : le léger étourdissement de la soirée persistait ; je me pinçai le bras : j’étais bien aux Syrtes. L’aboiement d’un chien, un remue-ménage et un piaillement de basse-cour m’arrivèrent distinctement à travers le silence. Presque aussitôt je m’endormis. »
Le rivage des Syrtes, page 20 à 22 - Julien Gracq

Rencontre avec le capitaine Marino - Le rivage des Syrtes


"Nous roulâmes de longues heures à travers ces terres de sommeil. De temps en temps un oiseau gris jaillissait des joncs en flèche et se perdait très haut dans le ciel, tressaillant comme la balle sur le jet d’eau à la cime même de son cri monotone. Une corne de brume échouée sur un haut fond perçait le brouillard sur deux tons calmes, d’un gros soufflet assoupi. Un coup de vent parfois faisait sur les joncs son frôlement triste, un instant l’eau des lagunes évaporait sa buée sur une glace terne, une peau morte et privée de reflets. Quelque chose s’étouffait derrière ce brouillard de terrain vague, comme une bouche sous un oreiller. La piste soudain redevint route, une tour grise sortit du brouillard épaissi, les lagunes vinrent de toutes parts à notre rencontre et lissèrent les berges d’une chaussée à fleur d’eau, quelques fantômes de bâtiments prirent consistance : c’était le bout de notre voyage, nous arrivions à l’Amirauté. La route mouillée miroita faiblement ; aux côtés d’une silhouette qui balançait un fanal pour guider dans le mur de brouillard les évolutions de la voiture, se montrèrent un ciré de matelot, une vieille casquette d’uniforme, et une dure et courte moustache perlée de gouttes : le capitaine Marino, commandant la base des Syrtes.
On m’avait peu parlé de lui à Orsenna, sinon (la légèreté des bureaux secrets se montrait là sous son vrai jour) sinon sur ce ton désagréablement superficiel et ce négligé désinvolte avec lequel on fixe la nuance de quelque vague relation mondaine — comme d’un homme simplement « ennuyeux ». Cette disqualification sommaire avait suffi à le repousser jusqu’ici dans un très vague arrière-plan. Il était là, maintenant : une silhouette massive sortie de la pluie, et maintenant bien réelle au bout de cette fantasmagorie de brume, — nous allions vivre ensemble, — j’eus soudain la vive conscience de serrer la main d’un inconnu. Cette main était forte, lente et bienveillante, — l’accueil courtois, — et quelque moquerie voilée de bonhomie qui transparaissait dans la voix était faite pour me mettre à l’aise, dès l’entrée, sur ce qu’il y avait d’un peu scabreux dans une pareille prise de contact. Je compris dès l'abord qu’il ne s’élèverait pas entre nous de pique au sujet de mes singulières fonctions, — c’était beaucoup, — mais il me parut en même temps qu’il serait assez long d’en savoir davantage. Il y avait dans ce regard rapide et aigu une pénétration embusquée qui contrastait avec la grosse voix forte et rassurante, dans le masque calme et la bouche mesurée une maîtrise visible et une réserve. Les yeux, assombris par la visière très basse, étaient d’un gris de mer froid ; à cette main tannée qui s’attardait de façon marquée à serrer la mienne, il manquait deux doigts. Le capitaine Marino sortait bel et bien de la brume, et quelque chose en moi murmurait qu’on ne l’y replongerait plus désormais si commodément."
P. 19-20 - Le rivage des Syrtes de Julien Gracq Ed. José Corti

samedi 4 décembre 2010

L'air du Génie du Froid de Henry Purcell


Andreas Scholl


Julien Gracq - Le rivage des Syrtes - extrait


"Le gouvernement d’Orsenna, comme celui de tous les Etats mercantiles, s’est toujours distingué par une méfiance jalouse à l’égard des chefs, et même des officiers subalternes, de ses armées et de ses flottes. Contre les risques d’une intrigue ou d’un coup d’Etat militaire, longtemps redouté à l’époque où des guerres continuelles l’obligeaient à tenir en campagne des forces importantes, l’aristocratie d’Orsenna n’a pas cru se prémunir assez en imposant la plus étroite sujétion des cadres militaires au pouvoir civil : depuis des temps très reculés, les plus nobles familles ne pensent point déchoir en déléguant auprès d’eux leurs jeunes hommes dans des fonctions qui touchent de fort près aux pratiques de l’espionnage, et dont l’effet a été longtemps d’étouffer dans l’œuf toute tentative de conspiration armée. Ce sont là les « yeux » célèbres de la Seigneurie : leurs pouvoirs mal délimités, mais en réalité toujours officieusement étayés par le poids d’un grand nom et le crédit d’une ancienne famille, leur laissent en général l’initiative la plus étendue, même au cours d’une campagne ; l’unité de vue et l’énergie dans la conduite des guerres d’Orsenna ont parfois souffert de l’atmosphère de méfiance et de la timidité dans le commandement qu’engendrent de pareilles pratiques, mais on considère en revanche que la situation fausse qui leur est faite est propre à développer très tôt le doigté politique et le sens de la diplomatie chez ceux que la Seigneurie destine à ses plus grands emplois. Ces débuts douteux d’espion accrédité se trouvèrent être ainsi longtemps le chemin obligatoire des plus hautes distinctions. Dans l’état de décrépitude et d’énervement où sont tombées aujourd’hui ces forces, Orsenna eût pu sans grand risque se relâcher d’une vigilance si soupçonneuse ; mais la force des traditions, comme dans tous les empires croulants, croît chez elle à mesure que se dénude plus ouvertement, dans les rouages du gouvernement et de l’économie, l’action prépondérante de tous les principes d’inertie : on délègue les fils de famille aux « yeux » dans le même esprit anodin où ailleurs on les envoie voyager à l’étranger et prendre part aux grandes chasses, mais on les y délègue toujours ; un cérémonial devenu avec le temps à demi bouffon, mais soigneusement conservé, continue même à marquer cette espèce de prise de toge virile. Mon père, dans sa demi-retraite, s’était inquiété de ma vie de dissipation ; il apprit avec plaisir mes dispositions nouvelles, il appuya ma démarche auprès de la Seigneurie de tout son crédit qui restait grand. Peu de jours après qu’on l’eut informé d’une décision de principe favorable, un décret du Sénat me confirma dans les fonctions d’Observateur auprès des Forces Légères que la Seigneurie entretenait dans la mer des Syrtes.
Dans sa volonté arrêtée de m’éloigner de la capitale, et de me rompre aux fatigues d’une vie plus rude, mon père m’avait servi peut-être au-delà de mes vagues désirs de changements. La province des Syrtes, perdue aux confins du Sud, est comme l’Ultima Thulé des territoires d’Orsenna. Des routes rares et mal entretenues la relient à la capitale au travers d’une région à demi désertique. La côte qui la borde, plate et festonnée de haut-fonds dangereux, n’a jamais permis l’établissement d’un port utilisable. La mer qui la longe est vide : des vestiges et des ruines antiques rendent plus sensible la désolation de ses abords. Ces sables stériles ont porté en effet une civilisation riche, au temps où les Arabes envahirent la région et la fertilisèrent par leur irrigation ingénieuse, mais la vie s’est retirée depuis de ces extrémités lointaines, comme si le sang trop avare d’un corps politique momifié n’arrivait plus jusqu’à elles ; on dit aussi que le climat progressivement s’y assèche, et que les rares taches de végétation d’année en année s’y amenuisent d’elles mêmes, comme rongées par les vents qui viennent du désert. Les fonctionnaires de l’Etat considèrent ordinairement les Syrtes comme un purgatoire où l’on expie quelque faute de service dans des années d’ennui interminables ; à ceux qui s’y maintiennent par goût, on attribue à Orsenna des manières rustiques et à demi sauvages — le voyage « au fond des Syrtes », quand on est contraint de l’entreprendre, s’accompagne d’un cortège de plaisanteries infini. Elles ne manquèrent pas dans le banquet d’adieu que je donnai à mes compagnons de débauche la veille de mon départ ; et cependant, dans les intervalles des toasts et des rires, il régnait parfois autour de la table comme une imperceptible gêne, un silence difficile à combler, où passait une ombre de mélancolie : mon exil était plus sérieux et plus lointain qu’il n’avait d’abord paru ; chacun sentait que la vie pour moi s’apprêtait à vraiment changer : déjà le nom barbare des Syrtes m’exilait du joyeux cercle. Une brèche définitive, pour la première fois, allait s’ouvrir dans cette ronde d’amitiés fraîches, — elle était faite, — déjà je gênais en la maintenant trop visible : on souhaitait obscurément de me voir disparaître pour l’aveugler. Comme nous nous séparions sur le seuil de l’Académie, Orlando me serra soudain dans ses bras, d’un air tendu et absorbé qui contrastait avec les propos légers de la soirée, et me souhaita d’un ton sérieux « bonne chance sur le front des Syrtes ». Je quittai Orsenna le lendemain de bonne heure, dans la voiture rapide qui portait aux Syrtes le courrier officiel.
Il y avait un grand charme à quitter au petit matin une ville familière pour une destination ignorée. Rien ne bougeait encore dans les rues engourdies d’Orsenna, les grands éventails des palmes s’épanouissaient plus larges au-dessus des murs aveugles ; l’heure sonnant à la cathédrale éveillait une vibration sourde et attentive dans les vieilles façades. Nous glissions au long de rues connues, et déjà étranges de tout ce que leur direction semblait choisir pour moi si fermement dans un lointain encore indéfini. Cet adieu m’était léger : j’étais tout à goûter l’air acide et le plaisir de deux yeux dispos, détachés déjà au milieu de toute cette somnolence confuse : nous partions à l’heure réglementaire. Les jardins des faubourgs défilèrent sans agrément ; un air glacial stagnait sur les campagnes humides, je me pelotonnai au fond de la voiture et me mis à inventorier avec curiosité un grand portefeuille de cuir que j’avais retiré la veille de la Chancellerie en prêtant serment."
P.9 à 12 Le rivage des Syrtes de Julien Gracq aux Editions José Corti

vendredi 3 décembre 2010

Le Roi Pêcheur - extrait


Un extrait du troisième acte de la pièce de Julien Gracq Le Roi Pêcheur.
Kundry
À quoi bon pour lui, maintenant ?… Le plus beau, le plus pur de tous ceux qui ont tenté la quête, il te fallait le prendre à ce piège ignoble. Il te fallait le chasser! (Geste d’Amfortas). Oh! J’ai compris ta ruse au premier coup d’œil. Il fallait, n’est-ce pas, qu’à tout prix il eût déguerpi du château avant ce soir. Parce que ce soir il était trop tard. Parce que ce soir il fallait tenter l’épreuve… Il fallait montrer le Graal, et tu sais que lui l’aurait reconnu!
Amfortas
Avec une ironie ambigüe.

Je comprends ta confusion, crois-le, et j’y prends part. Tu as certes des reproches à me faire. Je l’avoue, mon procédé n’était pas des plus délicats. J’ai dû te compromettre. Il n’y avait pas d’autre moyen. Je m’en excuse. (Un temps). Je crains que tu ne sois plus très blanche aux yeux de cet ange de pureté... C’est dommage, — il y prenait goût.
Kundry
Stupéfaite.
Est-ce ta bouche qui me parle ? Est-ce le roi du Graal ? Ou la voix de Clingsor ? (Bas, penchée sur lui). Tu sais que je l’aime — oui — plus que ma vie. Je l’ai aimé tout de suite. Mais je te le jure, Amfortas, et tu le sais aussi, ce n’est pas à ma propre humiliation que je pense. Je serais encore avec bonheur la poussière morte que fouleraient ses pieds et qui essuierait ses crachats — si seulement par lui j’avais pu voir resplendir le Graal!
Amfortas
Cela ne sera pas. Il est trop tard.
Kundry
Parce que tu ne le veux pas! Parce que tu es là devant à monter la garde, comme une araignée venimeuse dans sa toile… Parce que tu fais tête avec tes crocs, couché par terre, comme un vieux sanglier blessé qui défend sa bauge pleine de sang!
Amfortas
Dans un éclat terrible
Qui m'a blessé ?… Qui m'a couché à terre ?… Comprends-tu ce que tu dis ?
Kundry
Amfortas!… Aie pitié! Est-il possible que tu te complaises dans ce supplice ? Que tu te plaises à tout tuer autour de toi, à en mourir, jour après jour ? Si tu n'as pas pitié de toi, n'as-tu pas pitié de nous, de Montsalvage ? Veux-tu que nous passions notre vie dans ces limbes, pareils aux bêtes des cavernes, à désirer et à gémir dans le noir ?
Elle marche vers la fenêtre
Le jour tombe sur Montsalvage… Brumbâne est déjà caché dans le brouillard… Ainsi les ténèbres pesaient sur la ville quand le voile du temple s’est déchiré… Encore un jour! Et ce jour entre tous les jours plus vide que les autres, plus triste que la mort… Ces choses toujours qui retombent… Ah! Je voudrais me rouler dans cette brume funèbre, et dormir…
Un temps.
Illinot harnache son cheval.

Amfortas

Avec une ironie amère.

Bon voyage! Le Pur nous quitte. Nous restons là! Tous deux. Seuls… Un couple exemplaire… (Un temps).Tu es comme moi, Kundry, tu remues de lointains souvenirs. Plus lointains même que les miens. Cela devrait pourtant t’aider à me comprendre.
Kundry
Accablée
Qu’y a-t-il à comprendre? — sinon que ce qu’il y a de plus pur au monde est venu à Montsalvage, et que tu l’en chasses, en essayant de le salir.