jeudi 2 décembre 2010

Julien Gracq


AVANT-PROPOS

"Un coup d’œil rétrospectif sur la littérature dramatique française – à partir du XVIIe siècle et très précisément jusqu’à nos jours (on fera une exception pour le XIXe siècle dévoyé par l’obsession de l’histoire pittoresque et du plat réalisme bourgeois) ne peut manquer de déceler d’emblée une curieuse hantise des mythes qui nous ont été légués par la Grèce. À y regarder de plus près, cette hantise s’accommode cependant, semble-t-il, de préoccupations diamétralement opposées. Le mythe – de Louis XIV à nos jours – conserve bien intact son pouvoir perspectif – mais il clair que d’un siècle à l’autre on ne regarde plus par le même bout de la lorgnette. Si le XVIIe siècle s’est attaché surtout à l’incarnation du mythe, et n’a guère cherché qu’à faire descendre d’un ciel fabuleux, sans y brûler leurs ailes, des héros dont je ne sais quels clins d’œil devaient nous persuader progressivement que les visages après tout n’étaient que de tous les jours – il semble qu’après une longue éclipse la prospection renouvelée du domaine mythique procède aujourd’hui de la démarche inverse : on ne nous laisse jamais ignorer, et par des moyens souvent d’une brutalité directe (je songe par exemple à la mise en scène de l’Antigone d’Anouihl) que c’est de notre époque qu’il va être question et de nulle autre : ceci posé, tout le travail du dramaturge apparaît comme un travail d’arrachement, de sublimation : c’est l’infiltration mythique sournoise, la transposition insidieuse du geste banal, de la pensée de tous les jours sur un plan autre qui semble préoccuper l’écrivain – beaucoup plus que sur le caractère apprivoisable du mythe qui pouvait séduire encore un Racine, c’est sur sa possibilité constante d’invasion dans la vie quotidienne, sur son caractère imminent que l’effort du dramaturge contemporain tend à mettre l’accent. Dans cette démarche – au milieu de beaucoup d’autres signes – semble se traduire le besoin lancinant qu’éprouve notre époque de remagnétiser la vie, d’y faire sourdre de nouveau, après le succès d’une longue entreprise de desséchement, un lubrifiant indispensable pour les frottements multipliés d’une machinerie sociale que sa complexité menace à chaque instant de bloquer, – et qui tend à devenir de plus en plus paralysante. La sommation racinienne aux héros d’avoir à descendre sur terre au sortir d’un monde encore dansant et peu fixable, encore oppressant de merveilleux, le cède depuis longtemps à un effort vers la sublimation par le mythe aussi insistant que celui du poumon d’un asphyxié vers l’oxygène. Tout dramaturge moderne sérieux cède – consciemment ou non – au besoin obscur, autour de chacun de ses personnages, de raréfier l’air.

Que les tragiques français, de Racine à Anouilh, aient trouvé dans les mythes grecs une matière d’élection à exploiter, à diversifier, à remodeler, nous n’en éprouverons après tout guère de surprise. Il y avait là tout particulièrement de quoi les séduire et les contenter. Des mythes comme celui d’Œdipe, comme ceux des Atrides, mettent l’accent sur les échecs noirs qui guettent l’homme aveugle aux prises avec les ruses d’une divinité mal intentionnée : le plus souvent, l’infliction d’une punition exemplaire et imméritée constitue leur plus vivant ressort dramatique : renversons seulement la perspective, et plaçons à l’origine ce qui chez les Grecs se présente « au bout », nous nous convaincrons facilement que la punition du héros tragique grec, avec le recul que nous fournit le christianisme, n’est guère au fond qu’ersatz de péché originel. Ces mythes fermés, ces procès-verbaux implacables d’échec sont bien pour la plupart des « machines infernales » montées par les dieux pour l’anéantissement mathématique d’un mortel ». Le tragique circule au travers comme le sang dans le corps. Pour la notion tout de suite très épurée qu’en élabora la littérature française, il y avait là, s’imposant comme d’elle-même, une réserve modèle de matériel expérimental.

À un œil non prévenu, et auquel, comme au mien, manque à peu près tout acquis scientifique en cette matière, tout autre se présente le trésor jusqu’ici si négligé, si peu utilisé des mythes du Moyen Age. On peut bien me convaincre du recours constant à un matériel folklorique analogue, me rappeler que le Graal « renvoie » au jardin des Hespérides, la Quête au voyage des Argonautes — que les détails même y sont tirés du même fonds de roulement fastidieux que le clinquant à transformations des accessoires de théâtre — c’est en vain : rien ne prévaut contre mon sentiment intime : l’air que je respire n’est plus le même, la direction a changé inexplicablement — en pleine mer, les voiles tout à coup s’inclinent à je ne sais quel alizé de bon augure. Les mythes du Moyen Age ne sont pas des mythes tragiques, mais des histoires  "ouvertes" — ils parlent non pas de punitions gratuites, mais de tentations permanentes et récompensées (Tristan : la tentation de l’amour absolu — Perceval : la tentation de la possession divine ici-bas) vus sous un certain angle, ils sont un outil forgé pour briser idéalement certaines limites. Ils racontent les gestes glorieuses de héros forceurs de blocus, et jalonnent finalement les étapes d’un itinéraire de victoire : l’amour parfait, Tristan et Iseult le parachèvent, contre sa force, la mort même ne prévaut point : les ronces qui naissent de leurs os s’entrelacent sur leurs tombeaux — Galaad conquiert le Graal. Pour cette époque qu’on nous représente toujours comme foncièrement prostrée, l’homme s’y montre redressé d’une fierté singulière, armé d’une ambition sans limites. Ils représentent pour moi dans cette époque qui a gémi sous la condamnation comme aucune autre un domaine préservé, et presque à lui tout seul la part de lumière. Le tragique n’y paraît guère : le tragique du Moyen Age, c’était le christianisme, alors intensément vécu, et il n’y en avait pas d’autre. Mais les deux grands mythes du Moyen Age, celui de Tristan et celui du Graal, ne sont pas chrétiens : par beaucoup de leurs racines ils sont pré-chrétiens : les concessions dont leur affabulation le plus souvent porte la marque ne peuvent nous donner le change sur leur fonction essentielle d’alibi. L’étrangeté absolue de « Tristan » tranchant sur le fond idéologique d’une époque si résolument chrétienne a été mise en évidence par Denis de Rougemont. À toute tentative de baptême à retardement et de fraude pieuse, le cycle de la Table Ronde se montre, s’il est possible, plus rebelle encore. La conquête du Graal représente — il n’est guère permis de s’y tromper — une aspiration terrestre et presque nietzschéenne à la surhumanité tellement agressive qu’elle ne s’arrange décidément qu’assez mal d’un enrobement pudique et des plus hasardeux dans un contexte chrétien aussi incohérent que possible, où figurent plutôt mal que bien, vraiment au petit bonheur — le Golgotha, Joseph d’Arimathie, Vespasien — bien d’autres encore."

Début de l’avant-propos de Julien Gracq de la pièce Le Roi Pêcheur aux éditions José Corti.
Site sur Julien Gracq : http://www.jose-corti.fr/auteursfrancais/presentation-gracq.html

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