samedi 4 décembre 2010

Julien Gracq - Le rivage des Syrtes - extrait


"Le gouvernement d’Orsenna, comme celui de tous les Etats mercantiles, s’est toujours distingué par une méfiance jalouse à l’égard des chefs, et même des officiers subalternes, de ses armées et de ses flottes. Contre les risques d’une intrigue ou d’un coup d’Etat militaire, longtemps redouté à l’époque où des guerres continuelles l’obligeaient à tenir en campagne des forces importantes, l’aristocratie d’Orsenna n’a pas cru se prémunir assez en imposant la plus étroite sujétion des cadres militaires au pouvoir civil : depuis des temps très reculés, les plus nobles familles ne pensent point déchoir en déléguant auprès d’eux leurs jeunes hommes dans des fonctions qui touchent de fort près aux pratiques de l’espionnage, et dont l’effet a été longtemps d’étouffer dans l’œuf toute tentative de conspiration armée. Ce sont là les « yeux » célèbres de la Seigneurie : leurs pouvoirs mal délimités, mais en réalité toujours officieusement étayés par le poids d’un grand nom et le crédit d’une ancienne famille, leur laissent en général l’initiative la plus étendue, même au cours d’une campagne ; l’unité de vue et l’énergie dans la conduite des guerres d’Orsenna ont parfois souffert de l’atmosphère de méfiance et de la timidité dans le commandement qu’engendrent de pareilles pratiques, mais on considère en revanche que la situation fausse qui leur est faite est propre à développer très tôt le doigté politique et le sens de la diplomatie chez ceux que la Seigneurie destine à ses plus grands emplois. Ces débuts douteux d’espion accrédité se trouvèrent être ainsi longtemps le chemin obligatoire des plus hautes distinctions. Dans l’état de décrépitude et d’énervement où sont tombées aujourd’hui ces forces, Orsenna eût pu sans grand risque se relâcher d’une vigilance si soupçonneuse ; mais la force des traditions, comme dans tous les empires croulants, croît chez elle à mesure que se dénude plus ouvertement, dans les rouages du gouvernement et de l’économie, l’action prépondérante de tous les principes d’inertie : on délègue les fils de famille aux « yeux » dans le même esprit anodin où ailleurs on les envoie voyager à l’étranger et prendre part aux grandes chasses, mais on les y délègue toujours ; un cérémonial devenu avec le temps à demi bouffon, mais soigneusement conservé, continue même à marquer cette espèce de prise de toge virile. Mon père, dans sa demi-retraite, s’était inquiété de ma vie de dissipation ; il apprit avec plaisir mes dispositions nouvelles, il appuya ma démarche auprès de la Seigneurie de tout son crédit qui restait grand. Peu de jours après qu’on l’eut informé d’une décision de principe favorable, un décret du Sénat me confirma dans les fonctions d’Observateur auprès des Forces Légères que la Seigneurie entretenait dans la mer des Syrtes.
Dans sa volonté arrêtée de m’éloigner de la capitale, et de me rompre aux fatigues d’une vie plus rude, mon père m’avait servi peut-être au-delà de mes vagues désirs de changements. La province des Syrtes, perdue aux confins du Sud, est comme l’Ultima Thulé des territoires d’Orsenna. Des routes rares et mal entretenues la relient à la capitale au travers d’une région à demi désertique. La côte qui la borde, plate et festonnée de haut-fonds dangereux, n’a jamais permis l’établissement d’un port utilisable. La mer qui la longe est vide : des vestiges et des ruines antiques rendent plus sensible la désolation de ses abords. Ces sables stériles ont porté en effet une civilisation riche, au temps où les Arabes envahirent la région et la fertilisèrent par leur irrigation ingénieuse, mais la vie s’est retirée depuis de ces extrémités lointaines, comme si le sang trop avare d’un corps politique momifié n’arrivait plus jusqu’à elles ; on dit aussi que le climat progressivement s’y assèche, et que les rares taches de végétation d’année en année s’y amenuisent d’elles mêmes, comme rongées par les vents qui viennent du désert. Les fonctionnaires de l’Etat considèrent ordinairement les Syrtes comme un purgatoire où l’on expie quelque faute de service dans des années d’ennui interminables ; à ceux qui s’y maintiennent par goût, on attribue à Orsenna des manières rustiques et à demi sauvages — le voyage « au fond des Syrtes », quand on est contraint de l’entreprendre, s’accompagne d’un cortège de plaisanteries infini. Elles ne manquèrent pas dans le banquet d’adieu que je donnai à mes compagnons de débauche la veille de mon départ ; et cependant, dans les intervalles des toasts et des rires, il régnait parfois autour de la table comme une imperceptible gêne, un silence difficile à combler, où passait une ombre de mélancolie : mon exil était plus sérieux et plus lointain qu’il n’avait d’abord paru ; chacun sentait que la vie pour moi s’apprêtait à vraiment changer : déjà le nom barbare des Syrtes m’exilait du joyeux cercle. Une brèche définitive, pour la première fois, allait s’ouvrir dans cette ronde d’amitiés fraîches, — elle était faite, — déjà je gênais en la maintenant trop visible : on souhaitait obscurément de me voir disparaître pour l’aveugler. Comme nous nous séparions sur le seuil de l’Académie, Orlando me serra soudain dans ses bras, d’un air tendu et absorbé qui contrastait avec les propos légers de la soirée, et me souhaita d’un ton sérieux « bonne chance sur le front des Syrtes ». Je quittai Orsenna le lendemain de bonne heure, dans la voiture rapide qui portait aux Syrtes le courrier officiel.
Il y avait un grand charme à quitter au petit matin une ville familière pour une destination ignorée. Rien ne bougeait encore dans les rues engourdies d’Orsenna, les grands éventails des palmes s’épanouissaient plus larges au-dessus des murs aveugles ; l’heure sonnant à la cathédrale éveillait une vibration sourde et attentive dans les vieilles façades. Nous glissions au long de rues connues, et déjà étranges de tout ce que leur direction semblait choisir pour moi si fermement dans un lointain encore indéfini. Cet adieu m’était léger : j’étais tout à goûter l’air acide et le plaisir de deux yeux dispos, détachés déjà au milieu de toute cette somnolence confuse : nous partions à l’heure réglementaire. Les jardins des faubourgs défilèrent sans agrément ; un air glacial stagnait sur les campagnes humides, je me pelotonnai au fond de la voiture et me mis à inventorier avec curiosité un grand portefeuille de cuir que j’avais retiré la veille de la Chancellerie en prêtant serment."
P.9 à 12 Le rivage des Syrtes de Julien Gracq aux Editions José Corti

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