mercredi 8 décembre 2010

L'adolescence d'Aldo et de Vanessa


"Le vieil Aldobrandi était le chef d’une famille célèbre à Orsenna pour son esprit inquiet et aventureux. Son nom s’était associé de façon presque légendaire à tous les troubles de la rue, à tous les complots nobiliaires qui ébranlèrent parfois la Seigneurie jusque dans ses assises. Les reniements scandaleux, les intrigues, les enlèvements romantiques, les assassinats, les hauts faits militaires jalonnaient la chronique de cette souche princière, qui portait dans ses mœurs privées la même violence débridée et hautaine qui l’avait amenée dans la vie publique aux trahisons avérées comme aux plus hauts postes de l’Etat. Un Aldobrandi avait pacifié par des mesures de haute sagesse la révolte agraire et la sécession de Mercanza, un autre passait pour avoir mis en défense les forteresses farghiennes au temps du grand bombardement. Murée dans son orgueil, et comme campée en pleine ville au milieu d’un quartier de petites gens dans son palais du faubourg du Borgo, c’était une race sans tiédeur et sans loi, une race d’humeur lointaine et forte, suspendue indéfiniment sur Orsenna dans son nid d’aigle pour la féconder ou la foudroyer comme un bel orage. On se répétait à Orsenna le défi de sa devise insolente : « Fines transcendam », et on ne manquait guère d’en nuancer l’énoncé d’ironie en se rappelant pour combien de ses membres exilés elle avait pris souvent un sens amèrement concret. Le père de Vanessa, démagogue intrigant, convaincu de participation dans une émeute des faubourgs qu’il avait soudoyée de sa grosse fortune, avait été la dernière victime de ces bannissements répétés ; cette circonstance, grossie par l’imagination d’un très jeune homme, nuança d’un respect exalté et romantique mes relations avec Vanessa ; elle était l’un des plus riches partis de la ville, et fort insoucieuse d’un père qu’elle avait à peine entrevu : je protégeai, je vénérai en elle une orpheline menacée. Nous ne nous rencontrions guère ailleurs que dans ce jardin qui prolongeait pour nous sa floraison secrète, et c’est à peine, je pense, si nous nous parlions ; nous demeurions de longues minutes sans rien dire en face de cet océan incendié que Vanessa m’ouvrait de toutes parts sur le monde, — dans ses yeux passait pour moi le reflet trouble des mers lointaines qu’avait traversées l’exilé, — son malheur, que je m’exagérais, mettait sur mes joies une arrière-pensée de retenue secrète, et sur les pensées moins chastes qui me venaient comme l’interdit d’un sacrilège ; je l’aimais en absence, sans souhaiter qu’elle me devînt plus proche, et comme si sa main pensive et immatérielle n’eût été faite que pour ordonner dans un lointain indéfiniment approfondi la perspective de mes songes. ... "
Le Rivage des Syrtes P. 52 - Julien Gracq

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