dimanche 5 décembre 2010

Rencontre avec le capitaine Marino - Le rivage des Syrtes


"Nous roulâmes de longues heures à travers ces terres de sommeil. De temps en temps un oiseau gris jaillissait des joncs en flèche et se perdait très haut dans le ciel, tressaillant comme la balle sur le jet d’eau à la cime même de son cri monotone. Une corne de brume échouée sur un haut fond perçait le brouillard sur deux tons calmes, d’un gros soufflet assoupi. Un coup de vent parfois faisait sur les joncs son frôlement triste, un instant l’eau des lagunes évaporait sa buée sur une glace terne, une peau morte et privée de reflets. Quelque chose s’étouffait derrière ce brouillard de terrain vague, comme une bouche sous un oreiller. La piste soudain redevint route, une tour grise sortit du brouillard épaissi, les lagunes vinrent de toutes parts à notre rencontre et lissèrent les berges d’une chaussée à fleur d’eau, quelques fantômes de bâtiments prirent consistance : c’était le bout de notre voyage, nous arrivions à l’Amirauté. La route mouillée miroita faiblement ; aux côtés d’une silhouette qui balançait un fanal pour guider dans le mur de brouillard les évolutions de la voiture, se montrèrent un ciré de matelot, une vieille casquette d’uniforme, et une dure et courte moustache perlée de gouttes : le capitaine Marino, commandant la base des Syrtes.
On m’avait peu parlé de lui à Orsenna, sinon (la légèreté des bureaux secrets se montrait là sous son vrai jour) sinon sur ce ton désagréablement superficiel et ce négligé désinvolte avec lequel on fixe la nuance de quelque vague relation mondaine — comme d’un homme simplement « ennuyeux ». Cette disqualification sommaire avait suffi à le repousser jusqu’ici dans un très vague arrière-plan. Il était là, maintenant : une silhouette massive sortie de la pluie, et maintenant bien réelle au bout de cette fantasmagorie de brume, — nous allions vivre ensemble, — j’eus soudain la vive conscience de serrer la main d’un inconnu. Cette main était forte, lente et bienveillante, — l’accueil courtois, — et quelque moquerie voilée de bonhomie qui transparaissait dans la voix était faite pour me mettre à l’aise, dès l’entrée, sur ce qu’il y avait d’un peu scabreux dans une pareille prise de contact. Je compris dès l'abord qu’il ne s’élèverait pas entre nous de pique au sujet de mes singulières fonctions, — c’était beaucoup, — mais il me parut en même temps qu’il serait assez long d’en savoir davantage. Il y avait dans ce regard rapide et aigu une pénétration embusquée qui contrastait avec la grosse voix forte et rassurante, dans le masque calme et la bouche mesurée une maîtrise visible et une réserve. Les yeux, assombris par la visière très basse, étaient d’un gris de mer froid ; à cette main tannée qui s’attardait de façon marquée à serrer la mienne, il manquait deux doigts. Le capitaine Marino sortait bel et bien de la brume, et quelque chose en moi murmurait qu’on ne l’y replongerait plus désormais si commodément."
P. 19-20 - Le rivage des Syrtes de Julien Gracq Ed. José Corti

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