mercredi 9 juin 2010

Max Alhau, à propos de Raymond Guérin

Quelques extraits de la chronique de Max Alhau — Pour Raymond Guérin — de la Revue littéraire Europe juin juillet 1985.

"L'œuvre de Raymond Guérin se place sous le signe de la représentation et celui de la dualité. Représentation d’abord, en ce sens qu’elle est fondée sur la peinture critique de la société, de la satire à la dérision, et, de fait, devient le lieu où l’appareil social est mis à mal, dénoncé comme contraire aux fins que tout homme porteur d’idéal poursuit. Le porte-parole exemplaire, double de Raymond Guérin, sera Monsieur Hermès, à la fois acteur et témoin, héros ou antihéros, victime d’une immense machine broyeuse de rêves. Dualité ensuite, avec l’écriture de Raymond Guérin : soucieux de calquer fidèlement la réalité, il s’applique à mouler son style à ses exigences romanesques. Au classicisme de Zobain et d’Emphédocle répondent l’argot de l’Apprenti ou des Poulpes, et la familiarité de Parmi tant d’autres feux, alors que les deux écritures voisinent dans ses derniers romans. Ainsi donc l’œuvre de Raymond Guérin ne cesse de s’appuyer sur des constantes qui se découvrent aussi bien dans ses « Confessions », que dans ses « Fictions » ou ses « Mythes ». Il s’agit d’abord d’affirmer une conception pessimiste de la société en général et des hommes — certains du moins — en particulier. De la société, certes, mais encore des groupes qui la constituent.
[…]
Dans les trois volumes de l’ "Ébauche d’une mythologie de la réalité", Monsieur Hermès représente l’image de l’homme socialement inadapté et, malgré ses bassesses, ses faiblesses, fait figure de juste persécuté. Ses expériences dans les différents groupes sociaux qu’il fréquente seront sans cesse source de déboires, d’échecs. Dès l’Apprenti, Raymond Guérin s’efforce de présenter un diptyque de la société : maîtres et serviteurs, aux prises dans l’hôtel de luxe parisien où est employé Monsieur Hermès, constituent un piètre exemple de la condition humaine.
[…]
Enfin le monde des prisonniers de guerre auquel est consacré l’énorme volume des Poulpes sonne le glas de tout espoir. Dans cette épopée du travestissement où les hommes sont dépouillés de leur identité pour être affublés de surnoms […] Monsieur Hermès, devenu le Grand Dab, se rend compte que rien n’est changé du comportement de ses semblables. Le grotesque côtoie le drame et la faim avive les instincts les plus vils. Après la captivité, les ambitions se réveillent, plus violentes qu’auparavant : chacun se dispute un pouvoir corrupteur, bafouant tout respect pour autrui. Une époque commence, plus inhumaine, et le constat de Monsieur Hermès est sans appel : « La barbarie avait engendré la barbarie, elle s’était installée, elle était devenue pour les êtres comme une seconde nature dont-ils n’avaient même plus conscience. » Tout idéalisme est voué à sa perte : la vie est dérisoire et les Poulpes constitue un livre de dérision totale.
[…]
Si tant d’échecs jalonnent l’existence des hommes, c’est qu’elle se trouve sans arrêt tissée d’illusions. Et en premier, l’illusion de l’amour. La chasse au bonheur à laquelle se livrent les héros de Raymond Guérin les aveugle tellement que la faillite qui les surprend provoque une plus cruelle déception. Durant sa jeunesse, Monsieur Hermès ne cesse de chercher le véritable amour, mais jusqu’à la rencontre avec Delphine, que d’échecs émaillent son itinéraire sentimental ! Il y a là comme une montée progressive vers l’idéal au cours de laquelle les difficultés s’accumulent avant la rédemption .
[…]
Alors, quelle est la vocation de l’homme dans un monde qui exclut les justes, les faibles ? La solitude, répond Raymond Guérin. Cette solitude que le romancier, longtemps tenu à l’écart de la littérature de son époque, s’impose à tout moment mais qui prend, selon les circonstances, une signification différente. Pour Emphédocle, ce sentiment est nécessaire à l’action. Y renoncer serait se compromettre, perdre une partie de ses forces morales. Pour Zobain, une fois séparé de sa femme, il accepte une solitude, source de joie, après avoir été image du désespoir : «  Aujourd’hui, je me plais, ne suis vraiment joyeux, vraiment moi-même que seul » dit-il. Quant à Monsieur Hermès, éternel apprenti de la vie, la solitude est pour lui le gage de l’indépendance, celle qui permet de mener une existence conforme à ses souhaits de liberté, de non-installation dans une société qui l’évince autant qu’il la rejette. Débarrassé de toute ambition littéraire ou professionnelle, Monsieur Hermès demeure le solitaire qui s’arroge le droit de regard sur une humanité qui ne répond pas à ses attentes. Pourtant les propos qui achèvent Après la fin dévoilent le vœu initial de l’écrivain : « Je suis le premier à souhaiter la venue du jour où je pourrai écrire une œuvre de clarté et de confiance en la vie, dans un monde qui connaîtrait enfin la règle de la dignité humaine. »

À l’idéal trahi répond douloureusement une réalité que le romancier n’a jamais cessé de dénoncer et à travers laquelle se lisent par transparence ses aspirations essentielles. Par déduction, le lecteur trouvera exprimée une des revendications les plus urgentes de Raymond Guérin : faire le monde à la mesure de l’homme, de ses désirs les plus purs. Dans l’ombre qui enveloppe bien souvent une œuvre se dissimule une lumière crue qui affirme l’espoir, puisque l’écriture ne peut sans cesse s’appuyer sur le vide et les ténèbres au risque de se perdre dans le silence, l’absence."
Max Alhau

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