Un extrait et le lien :
"Panislamisme réactionnaire, nationalisme et collaboration
Achcar démontre que le courant du « panislamisme intégriste », dans lequel est classé le mufti, s’est montré le plus complaisant vis-à-vis du nazisme, en dépit des incompatibilités idéologiques inhérentes à son essence néo-païenne – le culte d’Hitler, élevé au rang de quasi-Dieu, était en effet difficilement compatible avec le principe islamique d’unicité divine. Enclins à percevoir le monde comme animé par le prisme religieux des premiers siècles de l’islam, les panislamistes réactionnaires ont rapidement appréhendé le conflit palestinien en termes de guerre de religions opposant les Musulmans – et leurs alliés – aux Juifs.
Chez les nationalistes arabes, explique Achcar, l’Allemagne nazie, perçue comme ennemie de la Grande-Bretagne, a suscité des sympathies d’intensités variables, en particulier dans les pays sous domination britannique – en Egypte, en Irak et surtout en Palestine, où l’antisémitisme était conçu par les plus frustes comme un rempart contre le sionisme.
Le Parti syrien nationaliste arabe, fondé par le germanophile et admirateur d’Hitler Antoun Saadeh, a sans doute été le plus proche du modèle nazi – le drapeau de son parti était d’ailleurs calqué sur le drapeau nazi, avec les couleurs rouges et noires inversées et une hélice à quatre pales à la place de la croix gammée. Achcar affirme que la conscience réactionnaire de Saadeh a atteint des sommets totalitaires inégalés au Moyen-Orient (p. 128-129). Mais, malgré ses excès de zèle, il n’est parvenu à susciter d’intérêt ni chez les masses arabes, ni auprès des autorités allemandes – qui rejetèrent ses requêtes de soutien, ce qui le conduira à nier par la suite toute proximité avec le nazisme.
En Égypte, Achcar montre que l’organisation Misr al-Fatât (Jeune Égypte), inspirée par la vague montante du fascisme européen, n’a guère été prise au sérieux par le régime nazi avec lequel elle entretint des rapports en « dents de scie » – ce qui ne l’empêcha pas de verser dans l’antisémitisme, en paroles mais aussi en actes [5].
Les ultranationalistes irakiens, qui au départ assimilaient le nazisme à une forme de colonialisme, ont pris un tournant pronazi au printemps 1941, après le renversement du putschiste Gaylânî par l’armée britannique. Le pogrom Farhûd de juin 1941, fomenté par les putschistes déchus décidés à faire des Juifs les boucs émissaires de leur frustration, en fut la triste illustration. Toutefois, Achcar précise qu’au cours de cet événement, la violence antijuive, perpétrée par une petite minorité, fut réprouvée par la population et que les émeutiers furent rapidement dispersés par les tirs de l’armée irakienne. Notons avec l’auteur que ces cas étaient marginaux : la plupart des nationalistes arabes qui se sont rapprochés de Berlin l’ont fait moins par connivence idéologique avec le nazisme que par haine du colonisateur britannique et par volonté de libérer la nation arabe de son joug.
Si la collaboration avec l’Allemagne nazie de ces mouvements panislamistes intégristes ou nationalistes est un fait établi, elle fut loin de rencontrer l’assentiment général. La majorité des indépendantistes libéraux, des nationalistes « progressistes » et l’ensemble des marxistes rejetaient le nazisme comme négation de leurs valeurs, explique Achcar. Ils voyaient en Hitler « le plus grand ennemi de l’humanité » [p. 81] et considéraient la Grande-Bretagne comme un moindre mal.
Indépendantistes occidentaux, marxistes et rejet du nazisme
Imprégnés du système de valeurs culturelles « modernistes » issues des Lumières, les « occidentalistes libéraux » se sont dès le départ opposés à la fois au nazisme par humanisme et au sionisme par anticolonialisme. Ils condamnaient fermement l’antisémitisme, cette « pensée arriérée et sauvage qui consiste à persécuter, au nom de la race, les divers éléments qui composent la nation entière [6] ». Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ils représentaient le courant de pensée le plus influent, y compris en Palestine – malgré le succès de l’aile radicale du mouvement national dirigée par Amin al-Husseini. Ce fut cette voix qui fut portée au cours de la réunion sur la question de la Palestine du 7 octobre 1944 à Alexandrie, présidée par les chefs des gouvernements de Égypte, de l’Irak, de la Jordanie, du Liban et de la Syrie, comme en témoigne la résolution spéciale prononcée à son terme : « nul ne regrette plus que [le comité] les malheurs infligés aux Juifs d’Europe par les États dictatoriaux européens. Mais la question de ces Juifs ne doit pas être confondue avec le sionisme, car il n’y a pas de plus grande injustice que de résoudre le problème des Juifs d’Europe au moyen d’une autre injustice, c’est-à-dire en infligeant une injustice aux Arabes de Palestine » [p. 83].
Pour ce qui est des marxistes arabes, Achcar explique qu’ils ont adopté cette même attitude de rejet à la fois du sionisme et du nazisme, qu’ils percevaient comme les « deux faces d’une même médaille » et renvoyaient « dos à dos » [p. 89]. Engagés dans un combat cabré contre le nazisme dès l’avènement du Troisième Reich, leurs activités furent freinées entre août 1939 et juin 1941 par le pacte Ribbentrop-Molotov, considéré par certains comme une grave erreur et ouvertement critiqué. Ainsi, le palestinien Najâti Sidqi, délégué de l’Internationale syndicale rouge à Moscou, fut exclu par des « camarades » en 1940 pour avoir publié une série d’articles sur l’incompatibilité du nazisme et de l’islam. En termes de classes, ce courant percevait le sionisme comme une tentative des « capitalistes juifs » de détourner les « ouvriers juifs » des objectifs de la révolution. Par ailleurs, il dénonça avec ferveur la « connivence entre sionistes et nazis » sur la question palestinienne. Ainsi, dans un discours prononcé en 1943, le secrétaire général du Parti communiste Ridwân al-Hilû affirmait que « le sionisme considère la terreur antijuive comme bienvenue et […] entrave tout projet susceptible d’orienter l’émigration vers un autre pays que la Palestine, comme ce fut le cas lors de la conférence d’Evian [7] […] lorsque […] l’Agence juive s’opposa à tout projet susceptible de dévier l’émigration des Juifs de la Palestine, préférant qu’ils restent en Allemagne sous la torture, la terreur et la privation plutôt que de les transporter ailleurs [8] ».
On peut retenir avec Achcar, pour jauger l’ampleur du mouvement réfractaire au nazisme dans le monde arabe, qu’il y eut globalement plus d’Arabes dans les armées alliées ou dans les camps de concentration nazis que de volontaires engagés aux côtés de l’Axe.
Après la Shoah
La Nakba, l’expulsion des Palestiniens consécutive à la création de l’État d’Israël, a porté un coup fatal aux occidentalistes libéraux et aux marxistes, accusés d’avoir soutenu des gouvernements favorables au sionisme – au cours de la guerre de 1948, Staline a fourni la Haganah, bras armé de l’exécutif sioniste, en armes. Le panislamisme intégriste a été discrédité par la défaite du mufti et par le soutien inconditionnel des Saoudiens aux britanniques. Seule la mouvance nationaliste est sortie renforcée par cette épreuve, du moins jusqu’à la défaite arabe de 1967, avant de céder devant la montée ombrageuse de l’islamisme, illustrée par la révolution iranienne de 1979.
À compter de cette période, deux paradigmes idéologiques symétriques, l’un d’essence néo-sioniste – prééminent chez les intellectuels israéliens – et l’autre inspiré de l’islamisme radical – que l’on retrouve en Iran –, se sont progressivement imposés. Enfermés dans une vision narcissique du passé, du présent, et de l’avenir, les porte-parole de ces deux modèles se sont livrés – et se livrent encore – à une surenchère déplorable dans la négation de la souffrance de l’autre et dans l’exacerbation de sa propre souffrance – Nakba contre Shoah.
Les termes de l’équation sont tragiques. Cette posture de repli sur soi, d’incapacité à faire preuve d’empathie et cette tendance à essentialiser l’autre en postulant l’immuabilité de son être, est la désastreuse marque de notre époque actuelle sur la question du conflit israélo-palestinien – en dehors de quelques esprits qui tentent d’y échapper. On comprend combien le recours sélectif, voire manipulateur, au passé ne fait que conforter cette situation. Au lieu d’une navrante surenchère de victimisation, il faudrait arriver à une nécessaire compréhension de la souffrance de l’autre, étape indispensable pour parvenir à une vraie réconciliation. Dans ce contexte, on ne peut que saluer l’exemplarité de l’ouvrage de Gilbert Achcar, qui œuvre dans ce sens."
http://www.laviedesidees.fr/Hitler-les-Arabes-et-les-Juifs.html
mardi 29 juin 2010
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