mardi 22 décembre 2015
Un extrait de Déodat ou la transparence - Un roman du Graal, de Michel Zink
Petit résumé avant l'extrait : Cahus et Déodat sont deux frères. L'aîné, Cahus, vient de mourir à peine le roi Arthur venait-il de l'avoir choisi pour le servir dans une aventure, "aventure" utilisé ici selon le sens sacré qu'accordaient à ce mot les Chevaliers de la Table Ronde. Cette mort est plus que mystérieuse, puisqu'un "rêve avéré" semble l'avoir causée.
L'extrait :
"Cahus avait été enterré dès l'aube, dans la hâte, après le bredouillement pressé d'une brève absoute. Déodat connaissait à présent les circonstances de sa mort et la teneur de son rêve, mais seulement parce que tous en parlaient et qu'il lui avait suffi d'écouter les conversations pour en surprendre le récit, non parce qu'il avait obtenu qu'on le lui fît à lui-même. Du départ de leur père, nul ne soufflait mot.
Leur père. Ils étaient les fils d'Yvain l'Avoutre. Ils étaient les fils du bâtard. Pas de n'importe quel bâtard, hélas ! mais du bâtard qui portait le même nom que l'un des chevaliers les mieux nés de la Table Ronde, Yvain, fils du roi Urien, l'époux de la belle Laudine. Ils étaient les fils d'un bâtard qui semblait vouloir se parer d'une dignité usurpée. Leur père n'était pas Yvain Fils de Roi. Il était réputé n'être le fils de personne. Son surnom le rappelait à chaque instant. Ils étaient les fils de celui qui n'a pas de père, pire, de celui que son père n'a pas avoué. Ils avaient une famille, puisqu'ils avaient un père, mais ils n'avaient pas de lignage. Ils étaient nobles. la mère de leur père l'était et celui dont leur père était né, on le savait bien, l'était aussi. Mais ils étaient nobles sans reconnaissance de leur noblesse. Ils ne s'adossaient pas à cette suite des générations, à cette lignée, à ce lignage, qui donnaient à chacun autour d'eux une assurance qu'ils enviaient, le sentiment d'être à sa place au premier rang, parmi les grands, auprès du roi, non par un mérite personnel qui l'aurait distingué, mais parce qu'il se fondait dans la succession de ses aïeux et qu'il était le dernier de leur lignée. Cet orgueil du nom et du lignage, qui est, sinon une sorte d'humilité, du moins une forme d'oubli de soi-même, leur était interdit.
Quelle fierté et quel modèle auraient-ils tirés d'un passé qui ne remontait qu'à une grand-mère, et une grand-mère marquée par la faute ? Et que peut-on être sans passé, sans la mémoire des morts qui nourrit les pensées, les goûts, la conscience des vivants ? Pourtant, le passé qui remonte à une grand-mère n'est-il pas le plus lointain des passés ? Un lignage ancien se perd dans une mémoire morte. Son histoire, qui peut-être apprise par tous, appartient à tous. Le vrai passé, le passé vivant de chacun, celui qui a pour lui une saveur, celui qui résonne en lui, n'est jamais que le passé proche, mais assez enfoui pour paraître lointain, le passé que son propre souvenir peut atteindre, mais au prix d'un effort et de retrouvailles, le passé de sa propre enfance, dont la mémoire vive se mêle aux récits entendus et retenus. Un passé qui ne remonte pas plus loin que l'enfance. Pas plus loin que la deuxième génération, celle des grands-parents. Les contes immémoriaux sont ceux d'une grand-mère. Ce passé-là, c'est le passé des contes, le passé d'un grand-âge tout proche des petits enfants.
Le passé des contes, voilà tout l'apanage de Cahus et de Déodat. Des rêves d'enfance. Déodat se dit soudain que c'était de cela que Cahus était mort, qu'il était mort dans un rêve et qu'il était mort dans un conte. Mais il se reprocha cette pensée. Elle le détournait, lui semblait-il, de la vérité. La vérité était que Cahus avait été tué et que son devoir, à lui, son frère, était de démasquer son meurtrier et le venger.
Trouver la vérité cachée sous cette histoire absurde de rêve avéré, dont le bruit emplissait le château. Y parviendrait-il jamais ? Venger son frère. Était-il chevalier pour pouvoir exercer une vengeance ? Chevalier, le serait-il jamais ? Cahus brûlait de le devenir. Il aurait voulu du moins être attaché au service de l'un des chevaliers de la Table Ronde. Il l'aurait suivi et secondé dans ses aventures. Il aurait tranché à table devant lui. Il aurait été le confident de ses espoirs et de ses amours. Mais il n'avait jamais été plus que l'un des écuyers employés au service commun du château, le plus jeune et le plus obscur. On lui jetait, sans le voir, les rênes des chevaux pour qu'il les menât boire, on le réprimandait si leur poil n'était pas assez brillant. Il avait fallu, pour le distinguer et pour le choisir, la fantaisie malade du roi Arthur, et voilà qu'il en était mort, mort à sa première aventure, mort avant même sa première aventure, mort d'un rêve d'aventure. Tel avait été le pauvre destin de Cahus. Or Déodat avait envié son frère aîné d'exercer cet obscur service, lui qui était trop jeune pour être un véritable écuyer, fût-il le plus humble, lui qui était encore presque un enfant."
Michel Zink
Les contes de la grand-mère auraient-ils mal disposé, les en imprégnant trop, dans l'entourage hostile où ils se trouvaient, les deux frères ? Consolation énorme et plus que consolation même : les deux frères s'aimaient. Ils n'étaient pas frères ennemis, cette situation banale et consternante. Ils s'aimaient... du coup le roman de Michel Zink prend pour moi beaucoup d'intérêt. Je verrai si cet auteur rejoint dans sa perception des chevaliers, Cervantès. Mais cela est de moindre importance à mes yeux.
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