Phil, après le départ du chien regarda tour à tour Zébra et Lulu, toujours broutant ça et là afin de ne pas montrer son envie de rire. Devinait-il que la sensation de pouvoir revenait chez lulu comme un cheval au galop après la déclaration du chien ? En outre, si la douleur morale n'avait pas persisté en toile de fond dans l'esprit du chat et celle, physique, des cicatrices encore ouvertes pour certaines, Lulu aurait pu retrouver le goût du sang de souris, la faim le tenaillant et voyant la peur qu'il inspirait. Phil en mère poule inquiète lui avait semblé comique au-delà de tout lorsqu'il avait balancé sa tête en signe d'assentiment dès que le chien lui avait parlé de son appréhension. Appréhension décelée par ce visionnaire hors du commun qu'était Crasscoa. Lulu aurait presque pu pouffer tel un humain face à tant de candeur ! Pas besoin d'avoir fait les écoles des corbeaux se dit-il pour voir que Phil tremblait de frousse sur ses longues pattes ridicules d'antilope qui l'avaient tant ému par le passé, à la moindre de ses tentatives d'approche de sa protégée. Ah! Ah! Ah! miaula-t-il d'un coup, n'y tenant plus. Ce ricanement produisant chez les chats un son étrange.
— Tu t'étrangles, l'ami ? s'informa Phil, distant. Avant de reprendre : "Qu'as-tu pensé de ce chien ? Il affirme que Crasscoa t'apportera du fromage blanc demain. Tu pourras tenir en attendant ?
— L'eau du ruisseau est plus nourrissante que je n'aurais pensé. Elle a parfois le goût d'herbes infusées... et de fumet de poisson. Je pense que les poissons morts ne pourrissent pas dans cette eau et se reconvertissent en nourriture acceptable en se fondant dans le courant. Enfin il me semble.
— Je n'avais pas pensé à cela. Je boirais donc du jus de poisson mort quand je me désaltère à ce ruisseau. Il me vient à l'esprit à ce propos que nous serions tous peu ou prou charognards à l'instar de Crasscoa dont je viens d'avoir la confirmation à l'instant, à l'occasion de la rencontre avec ce chien étrange, de son don de visionnaire.
— Ah ! Ah ! Ah ! miaula à nouveau Lulu.
— Encore une fois tu t'étrangles l'ami ! Ce doit être l'excès d'eau qui te gargouille dans l'estomac. Gare aux remontées acides ! Ce régime est violent pour ta constitution de carnivore !
"Non ?" avait-il ajouté dans un souffle suintant l'appréhension.
— Nous mutons, Phil ! le corbeau l'affirme à sa manière, et je pense que nous deviendrons tous charognards. Si je dois manger une souris désormais, c'est que la nature se sera chargée de l'occire pour moi. Je ne sais pas si le goût en sera le même mais je crois savoir en revanche que c'est la fin des prédateurs. Et tant mieux car si l'aigle pouvait se calmer un peu, je serais moins inquiet.
— Ah ! Ah ! Ah ! hennit le cheval qui sembla s'étrangler à son tour.
Lulu piqua du nez dans l'herbe haute, honteux. Il aurait un peu de mal à s'habituer à sa nouvelle condition si les choses devaient vraiment changer. Que lui avait-il pris à cet aigle de malheur... entre prédateurs de haut vol... là-dessus il brouta pour de vrai et se tint coi.
Phil se tourna vers Zébra.
— Que penses-tu de ce chien, chère amie ?
— Il a l'air trop mielleux. Il vous a donné du "Sir". Je m'en méfie. S'il avait dévoré Crasscoa ?
À peine ces paroles furent-elles prononcées que Crasscoa se fit entendre de la manière la plus stridente qui soit, leur vrillant les tympans tant sa détresse semblait immense.
— Tes paroles me consolent Zébra cria-t-il. Toi, sans défense en ce monde, tu es pourvue d'une sensibilité qui me réconforte tant à cette heure de malheur. Tu as tellement raison. Ce chien qui se prévaut d'être chien de confiance, je le pensais adouci et voilà que je l'ai surpris, alors qu'il me croyait loin, piège routinier de corbeau que je lui avais tendu, à manger tout cru une colombe sur le chemin du retour. Pourquoi Dieu m'envoie-t-il cette épreuve incommensurable !
Une colombe ! Pourra-t-il jamais me pardonner ? J'ai trop de travail, manque d'effectifs ! J'ai fait confiance et voilà qu'il commet ce crime quand il me croit le dos tourné.
— Il l'a commis sous vos yeux, Crasscoa ? Vous n'avez rien pu faire ? lui dit Zébra, l'œil mouillé.
— C'était un espionnage de routine. J'avais je le répète toute confiance en lui. Alors que toi, humble souris, tu avais perçu l'animal dans sa réalité. Phil à quoi dois-je cette disgrâce ? Ai-je défié Dieu en empêchant l'aigle de tuer le chat ?
— Dieu manque d'effectif un point c'est tout décréta Zébra. Il a des anges mais le monde est vaste et le mal partout ici-bas. Les corbeaux, comme vous le disiez il y en a de toutes les sortes, ainsi que des clercs. Il ne peut compter que sur quelques-uns pour se dévouer à sa cause. Que Dieu m'entende, je veux bien être son amazone !
— Ne défiez pas Dieu, Zébra. Il pourrait manifester son courroux envers vous plus qu'il ne l'a déjà fait en vous créant si vulnérable.
— Là corbeau, vous êtes dans l'erreur. C'est moi toute seule qui me suis faite souris... pour passer dans les trous. Mais j'en ai eu assez des trous perdus et désormais je suis de moins en moins souris comme cela peut se voir par ma taille, de par ma propre volonté. Et je sens qu'avec son aide je pourrai devenir une amazone.
— Bon sang de corbeau, Zébra ! en dépit du respect infini que je vous porte et eu égard à lui, cessez de faire votre guerrière car il s'agit de ramener la paix au contraire en un monde qui se régulera tout seul, au moyen d'une sagesse nouvellement acquise, changement de paramètres en quelque sorte, sans plus besoin de faire couler le sang !
Soudain, Lulu, plus terre à terre, s'enquit de son fromage auprès du corbeau. La décompression soudaine que cette question produisit auprès de Phil, le fit s'étrangler. Il communiqua son rire à Lulu. Les deux étouffaient à moitié tandis que Zébra et Crasscoa gardaient le plus grand sérieux. Enfin, d'une vois plaintive elle demanda à Crasscoa :
— Vous n'avez pas rencontré le renard au moins ?
Phil et Lulu agonisaient joyeusement sur la berge et seraient morts de rire sans le cri de colère, strident, du corbeau, qui les ramena à la réalité de la colombe morte dans la gueule d'un pittbull.
Phil était de nouveau confus, Lulu plutôt pataud, empêtré dans sa nouvelle condition.
— En plus du fromage blanc conclut le corbeau, je vous ramènerai quelques carottes Phil, peut-être ainsi vous sentirez-vous plus concerné par votre mission de protection des espèces en danger.
— La tension nerveuse a été si forte, cher corbeau, cher Crasscoa dont je vois bien la grandeur d'âme à travers la peine que vous éprouvez pour la colombe. Je ne suis moi, qu'un pauvre cheval à la retraite, indigne je le vois bien de mon aïeul Pégase. Un pauvre cheval à qui l'on demande beaucoup. Cependant que vous vous êtes révélé vous, par votre chagrin, bien plus grand que moi. Veuillez me pardonner et oubliez les carottes si bon vous semble. Pensez d'abord au fromage du chat, Maître corbeau.
La gravité était revenue. Crasscoa accepta les excuses du cheval, lança un regard perçant à Lulu avant de prendre congé dans le silence du recueillement. Une colombe venait d'être dévorée, le présage n'était pas bon. Il faudrait marcher à contre-courant pour obtenir la paix.
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