lundi 29 février 2016

Le texte et le sous texte


 Photo trouvée sur Sierra club


Je dis sous texte en parlant du texte que j'ai lu ce jour parce que dans les silences beaucoup de choses sont dites, à vous de les sentir. J'ai beaucoup aimé le lire et l'écouter entre les lignes.

Ma traduction :

L'homme ne se souvenait pas du nombre de jours écoulés depuis qu'il s'était perdu et depuis combien de  temps il était descendu de voiture à Coldfoot, un relais routier sur l'autoroute de l'Alaska James W. Dalton et commença à randonner dans la direction nord-ouest. La semelle de l'une de ses chaussures avait fichu le camp. Il n'avait pas mangé depuis des jours et avait perdu la plupart de ses vêtements.

Il ne reconnaissait pas les larges vallées sans arbres et les montagnes escarpées autour de lui, même si elles étaient l'environnement familier de son peuple.

Il était un Nunamiut, un esquimau de l'intérieur, de la chaîne de montagnes Brooks, une personne caribou. Les légendes nunamiut disent qu'ils vivent dans la chaîne de montagnes Brooks depuis la nuit des temps. Ils se déplaçaient à travers le pays en petites bandes, chassant, pêchant, cueillant.

Presque chaque ruisseau et montagne dans la chaîne centrale de Brooks a un nom nunamiut, et derrière ce nom, une histoire.

Anaktuvuk Pass, le village où il était né et la destination qu'il cherchait étaient le lieu où les caribous libéraient leurs excréments. Cela faisait presque deux décennies qu'il avait quitté le village — un minuscule réseau de murs en contreplaqué, de toits de tôle et d'antennes paraboliques niché entre les montagnes où les rivières John et Anaktuvuk prennent leur source —  pour la ville frontalière de Fairbanks. Il revenait maintenant chez lui, ayant prévu de vendre les  médicaments qu'il transportait et de rester pour de bon. 

Je l'ai rencontré à mon quatrième jour d'une traversée de 750 miles de la chaîne de montagnes Brooks, la plus au nord de l'Alaska. Regardant sa petite silhouette floue, en haillons, clopinant le long de la berge du ruisseau, je me demandai s'il était un fantôme. D'une certaine manière, cela faisait plus sens  que de rencontrer une autre personne dans ce lieu désert. Ses jeans sales étaient déchirés, et son T-shirt troué taché de transpiration offrait  peu de protection contre le froid.

Il ne prêta pas attention au fait que mes jambes étaient nues. J'avais dû traverser à gué des rivières  si fréquemment que j'avais abandonné le port du pantalon. Je lui passai mon chapeau,  une veste polaire  en supplément et un tas de friandises tandis qu'il murmurait encore et encore "Dieu merci."

Il dévora les friandises, jeta les emballages dans le ruisseau, et me demanda ensuite comment se rendre à Anaktuvuk Pass, où j'allais moi-même.

"C'est ce chemin, à peut-être 40 miles ou environ", dis-je, pointant au loin l'endroit d'où il venait. "Vous pouvez marcher avec moi."

Nous remontâmes le courant, nos pieds douloureux s'éraflant sur des cailloux remuants.  Alors que nous traversions le second ruisseau, je lui ai suggéré d'enlever son pantalon pour gagner du temps. Il me regarda bizarrement et se mit à rire. Nous nous dirigeâmes bientôt  vers un canyon en sous-vêtements, vers une traînée solitaire de montagnes grises et noires.

En fin de soirée, après avoir gravi un passage raide et traversé le Continental Divide, nous nous sommes assis à proximité de la source du ruisseau de Graylime, près d'un petit feu, observant une étendue onirique de montagnes, vallées et de ciel. 

"Je ne sais pas ce qui serait arrivé si vous ne m'aviez pas trouvé, dit-il, je suppose que je serais juste retourné à Fairbanks."

"Vous vous en seriez tiré" mentis-je.

Le feu brûla avec plus d'éclat quand il jeta par dessus les flammes une autre brassée de saules secs. Il sortit une bouteille de Nalgene bourrée de marijuana, arracha de ma carte un rectangle de papier, et roula un joint généreux. Nous partageâmes un dîner fait de barres de chocolat, de crackers et de senteurs fortes, parlant du pays — des animaux  et de ses gens.

Bien qu'il n'eût rencontré aucun ours, les ours l'horrifiaient. Il avait presque toujours dans les mains un pulvérisateur répulsif anti ours, la capsule de sécurité enlevée.

Avant de nous coucher, il dit "J'espère qu'ils me cherchent. Fatigué de marcher. Trop loin. Trop d'ours."

L'après-midi suivante, deux hommes nunamiuts remontaient en quatre roues la large vallée recouverte de touffes d'herbe. Ils étreignirent mon compagnon, bourrèrent une pipe et prirent quelques bouffées pour célébrer son retour sain et sauf.

Utilisant des mots en nunamiut, ils parlèrent des ours grizzly, des caribous, des mouflons de Dall, et de loups. Les deux avaient des fusils d'assaut semi automatiques sur le dos.

"Tu veux du caribou ?" demandèrent-ils, en retirant un sac d'épicerie en plastique plein de viande faisandée bouillie.

Je les remerciai et le pris.

L'homme perdu grimpa à l'arrière d'un quatre-roues et était sur le point de partir quand je lui demandai qu'il me rende mon chapeau et ma veste. J'avais mis plus d'un mois à voyager avant d'atteindre la mer de Tchouktches, la fin de mon voyage. J'avais rencontré plus d'une fois des températures à congeler.

Après notre brusque au-revoir, je m'assis sur une touffe d'herbe dans une nuée de moustiques, mangeant goulument  mon caribou.

Un sentiment de solitude m'envahit, mais s'évanouit peu après, quand je sentis l'énergie de la viande.

Le bourdonnement des quatre-roues finit par se fondre dans le silence tandis que les trois hommes se dissolvaient dans la toundra balayée par le vent.

Les  montagnes grises dentelées s'élevèrent dans les nuages qui s'assombrissaient.

Lentement je pris conscience des pulsations dans ma poitrine et mes oreilles.

Ce fut comme si la terre possédait un cœur battant géant qui ne pouvait être entendu que dans la solitude et le silence.


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