jeudi 9 avril 2015

J'ai très peu de temps pour lire Walter Benjamin ces temps-ci et je le regrette...

mais je m'octroie ce moment précieux ce matin et vous le fais partager. Voici un extrait des Essais 1 1922-1934 des Affinités électives :

"En traitant de l'épisode où interviennent les Grecs, Gœthe est resté parfaitement maître de son art, car c'est dans le cadre même d'un spectacle dramatique qu'il fait paraître la nécromancie en transparence, — et ce n'est certes point un hasard s'il n'a jamais écrit la scène où Faust devait réclamer Hélène à Perséphone. Mais, avec les Affinités électives, les principes démoniques de la magie incantatoire font irruption dans l'œuvre littéraire elle-même. Ce qui est évoqué n'y est jamais de part en part, qu'une apparence, cette beauté incarnée en Ottilie, qui s'est imposée comme une "matière" au sens le plus fort du terme, puissante, mystérieuse, à l'état brut. Ainsi voyons-nous confirmé le caractère infernal que l'auteur impose à la succession des événements. Devant les profondeurs de son art d'écrivain, il ressemble à Ulysse, debout, le glaive nu, devant la fosse pleine de sang, et, comme lui, repoussant les ombres assoiffées pour ne souffrir que celles dont il cherche le parcimonieux discours, signe de leur origine fantomatique. À cette origine la disposition du récit et son développement doivent ce caractère translucide, qui touche parfois à la préciosité. Le goût de la formule, qui apparaît surtout dans la seconde partie — sensiblement plus longue que ne le comportait la première ébauche — se manifeste par allusions dans le style de Gœthe, avec cette infinie multiplicité de parallélismes, de comparaisons, de restrictions, qui font déjà songer à la manière de ses derniers ouvrages. En ce sens Gœrres pouvait dire à Armin qu'il trouvait dans les affinités beaucoup de choses "plus astiquées que ciselées". La formule vaut surtout pour les maximes concernant la vie pratique. Font encore plus problème les traits qui ne peuvent se révéler  à aucune visée intentionnelle de caractère purement réceptif : ces correspondances, qu'on ne saurait saisir qu'en renonçant au point de vue esthétique et par une investigation d'ordre purement philologique. Il est certain que grâce à elles, le récit pénètre dans le domaine des formules incantatoires. C'est pourquoi il leur manque si souvent ce  qui donne à l'art une vie parfaitement instantanée et définitive, c'est-à-dire la forme. Dans le roman, le rôle de la forme est beaucoup moins de façonner des figures, qui assez souvent, de par la perfection propre de leur puissance, en tant que mythiques, s'instaurent sans formes, que de les composer de façon hésitante, jouant avec elles comme on dessine des arabesques, pour les décomposer ensuite en toute justesse. On peut dire que l'effet produit par le roman correspond aux problèmes qui s'y trouvent posés. Alors que d'autres livres doivent au sentiment d'un lecteur non prévenu la meilleure par, sinon le plus haut degré, de l'impression qu'ils produisent, les Affinités ne peuvent émouvoir qu'en bouleversant de fond en comble."

Walter Benjamin

La suite de l'extrait demain.   

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