La façon d'appréhender une œuvre et de s'en faire une idée qu'on tente plus ou moins d'imposer aux autres, par le biais d'une simple perception du travail de l'auteur au regard de la vie qu'il a menée, est un exercice périlleux sur le plan moral. Suite de l'extrait que j'ai mis en ligne hier des ESSAIS 1 de Walter Benjamin sur les Affinités électives de Gœthe :
"Cette façon de traiter le poète en héros, si chère au Cercle de George et sur laquelle se fonde tout le livre de Gundolf, révèle, à sa source, une seconde erreur, tout aussi grave, qui entraîne de très grandes confusions et peut conduire à des conséquences fatales. Quand on parle, en effet, du poète comme d'un créateur, bien qu'on ne puisse évidemment l'assimiler au Créateur, c'est à pareille confusion que tendent néanmoins ceux qui négligent le caractère métaphorique de l'épithète. À dire vrai, l'artiste est moins fondement originaire et créateur que source jaillissante et qui donne figure ; à aucun prix on de doit considérer son œuvre comme une créature, mais bien plutôt assurément, comme une image façonnée. Image qui vit, sans doute, comme vit la créature. Mais ce qui les distingue de façon fondamentale est que seule la vie de la créature, non point jamais celle de l'image façonnée, participe pleinement à l'intention rédemptrice. Ainsi, de quelque manière qu'on puisse parler de "création" à propos des œuvres d'un artiste, le terme ne prend toute sa force — celle qui implique une véritable causalité originelle — qu'appliqué à des créatures, non point à des fictions. C'est pourquoi l'usage irréfléchi d'un tel vocabulaire conduit naturellement à voir dans la vie même de l'auteur, et non point dans son œuvre, la réalité qui traduit sa puissance productrice. Mais, si en effet, dans la vie du héros — en raison du caractère symbolique qu'il assume en pleine clarté — s'exprime la perfection d'une figure qui est elle-même une lutte, non seulement la vie du poète, tout comme celle de n'importe quel homme, ne contient pas l'idée univoque d'une tâche à remplir, mais on n'y trouve pas davantage, sans équivoque et clairement décelable, celle d'une lutte à mener. Comme on tient cependant à évoquer une figure, il s'agira dès lors, non point d'une figure vivante qui s'impose dans la lutte, mais d'une figure qui s'est durcie dans les écrits. Et ainsi se parfait un dogme qui, après avoir mué magiquement l'œuvre en vie, par une erreur qui n'est pas moins trompeuse, fige de nouveau cette vie en œuvre et fait de la fameuse "figure" du poète un hybride de héros et de Créateur, où l'on ne peut plus rien discerner et dont on peut tout affirmer avec les apparences de la profondeur. Le Gœthe de Gundolf a accepté le dogme le plus creux du culte Gœthéen, la plus pâle profession de foi de ses adeptes : l'idée que, de toutes les œuvres du poète, la plus grande serait sa vie elle-même. On s'interdit par là toute distinction précise ente la vie et l'œuvre."
Walter Benjamin
lundi 27 avril 2015
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire