ESSAIS 1 Walter Benjamin
"Usant d'une image paradoxale mais claire, Gœthe avait défini les couleurs comme "les actions et les passions de la lumière" ; Gundolf transpose la métaphore de façon très confuse ; il compare la vie même de l'écrivain à cette lumière qui, finalement serait identique à ses couleurs, c'est-à-dire à ses œuvres. Cette position lui permet à la fois d'écarter de sa perspective toute notion d'ordre moral et, en attribuant au héros victorieux des attributs propres au Créateur, d'atteindre à une profondeur blasphématoire. Il va jusqu'à prétendre qu'en écrivant les Affinités Gœthe "a médité sur la conduite législatrice de Dieu". La vie d'un homme — même lorsqu'il produit des œuvres — n'est jamais celle d'un Créateur. On ne peut davantage l'assimiler à celle d'un héros qui sculpte sa propre statue. C'est bien ainsi pourtant que l'interprète Gundolf. Au lieu de considérer les teneurs chosales de cette vie avec l'état d'esprit d'un fidèle biographe qui n'omet rien, même ce qu'il ne comprend pas, — au lieu de s'astreindre à un modeste travail d'archiviste qui ne fait fi d'aucun document, même s'il ne réussit pas à le déchiffrer, Gundolf exige que les teneurs chosales et les teneurs de vérité présentent une égale évidence et que, dans la vie du poète comme dans celle du héros, il y ait entre elles parfaite correspondance. En fait, dans une vie d'homme, les teneurs chosales sont les seules manifestes ; la teneur de vérité est cachée. Sans doute on peut mettre en lumière le trait isolé, la relation isolée, mais non la totalité, à moins de ne la saisir que dans une relation finie. Or elle est en elle-même infinie. C'est pourquoi, dans le domaine de la biographie, il n'est ni critique ni commentaire. Pour contrevenir à ce principe fondamental se rencontrent étrangement deux livres qui par ailleurs pourraient être nommés les antipodes de la littérature consacrée à Gœthe : celui de Gundolf et l'étude de Baumgartner. Alors que ce dernier entreprend directement l'exploration de la teneur de vérité, sans même soupçonner le lieu de sa sépulture, et se trouve ainsi forcé d'entasser sans mesure les résidus critiques, Gundolf se plonge dans le monde que constituent les teneurs chosales de la vie de Gœthe, dans lesquelles cependant il ne peut présenter que de façon putative la teneur de vérité de cette vie. Car une vie humaine ne saurait se considérer par analogie avec une œuvre d'art. Dans son étude critique des sources, Gundolf se tient résolument à cette déformation."
Walter Benjamin
Mon commentaire :
Dans la vie un individu peut et même il est préférable qu'il fasse "œuvre de" mais la vie en elle-même d'un homme ou d'une femme n'est pas une création, elle est faite de contraintes et d'exigences parmi lesquelles les plus hautes dépassent la volonté humaine selon Walter Benjamin qui pense ici en homme de foi. Une œuvre d'art serait le jaillissement de quelque chose qui tient plus de la teneur de vérité quant à l'essence de l'auteur que de ce de quoi sa vie est faite. Pour Walter Benjamin dire des artistes qu'ils sont des créateurs tient juste de la métaphore qu'il ne faut surtout pas prendre au pied de la lettre, comme le fait Gundolf avec Gœthe, qu'il érige ou réduit selon l'appréciation de chacun à une sorte de demi-dieu.
Je pense qu'un écrivain se sert éventuellement de sa vie comme d'un matériau pour son œuvre mais en effet cela ne dit pas l'essentiel sur son être en profondeur. Walter Benjamin oblige à creuser la réflexion, lecture très intéressante que ses commentaires !
mardi 28 avril 2015
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