jeudi 12 novembre 2015

L'identification

J'en suis à la page quarante du roman intitulé Christine, de Stephen King. Le sujet du livre rejoint l'une des grandes préoccupations actuelles : le harcèlement à l'école. Le livre a été écrit depuis quelques bonnes années déjà, est-ce à dire  que le mode de vie Américain aurait à voir avec ce problème car pour ma part je n'ai pas connu ce problème grave  et n'en ai pas été témoin dans mes années de lycée "soixante-dizardes". Bien sûr il arrivait qu'à l'occasion un élève se fasse un peu brocarder, surtout par les profs d'ailleurs, mais je n'ai jamais vu.... ah mais si, cela me revient.

Il s'agissait d'un élève dont je vais changer le nom pour témoigner du fait, je le nommerai Cadran. L'institutrice lui témoignait souvent son hostilité, Cadran n'étant pas spécialement bon élève, mais surtout étant le fils d'une maman obèse appartenant à la classe ouvrière ( petits, dans ce village, nous allions presque tous à l'école non laïque). L'obésité  était très rare à l'époque. Mademoiselle Truc, l'instit, une des rares à ne pas porter le voile, n'étant pas religieuse, l'asticotait souvent et persifflait à son sujet. Si bien que les autres élèves, lorsqu'elle écrivait au tableau, leur tournant le dos, et qu'elle se retournait soudain pour réprimer un timide chahut (nous étions très "sages" point de vue chahut), désignaient Cadran comme l'initiateur de  celui-ci. Il devait alors aller au bureau de la dite mademoiselle Truc,  situé sur l'estrade, et avait droit à quelques coups de règle sur les doigts.
Mœurs d'un autre temps. Je ne me rappelle plus si je faisais partie ou non des imbéciles qui désignaient ainsi leur bouc émissaire. J'espère que non et même je crois fort que non,  mais franchement je ne l'affirmerais pas à cent pour cent. Nous avions alors environ six ans.

Donc ces choses-là ont toujours existé, mais à l'époque c'était bien moins courant. Au lycée, je n'ai été témoin de rien de ce genre quoique qu'il arrivasse (chouette le subjonctif qui nous tombe comme ça du ciel)  ... qu'il arrivasse disais-je,  bien entendu,  que d'aucuns brocardassent un copain de temps à autre mais cela ne tournait pas à la méchanceté, c'était même amical. Nous étions de vrais gentils dans ces années-là, en général. Si bien que ma question se pose à nouveau... le mode de vie ou plutôt les conditions de vie calquées sur le modèle américain ont-ils à voir avec ce durcissement des cœurs chez les lycéens ?

Doit-on imputer cela au consumérisme, lié à la publicité  envoyant ses modèles tels des diktats, modèles auxquels les jeunes veulent absolument ressembler au point que s'insinue chez eux une angoisse existentielle qu'ils évacuent sur une proie toute désignée, individu ne correspondant pas du tout avec le dit modèle-diktat ?

 Ou encore, les adultes toujours en compétition forcenée de nos jours offrent-ils à leurs ados un modèle de cruauté qu'ils appliquent à l'école sur des personnes qui présentent par exemple trop de gentillesse, cette qualité étant très mal perçue aujourd'hui ?

Dans le roman intitulé Christine, Stephen King montre un adolescent à la laideur passagère, Arnie, le personnage, ayant de l'acné à travers tout le visage. Arnie morfle. Il a l'air doux mais au fond ne digère pas du tout le sort qui lui est fait.  Mais un jour Arnie trouve,  dit-il,  "plus laid que lui", non pas en la personne de quelqu'un, mais en regardant un objet, une voiture,  réduite à l'état de débris, mais qu'il devine belle sous la rouille. Stephen King nous montre un processus d'identification d'un adolescent à une voiture. D'un coup l'ado fait de l'objet quelqu'un. La démarche inverse de la chosification. Et il tient des propos crève-cœur sur le problème de la laideur lorsqu'il discute avec le seul ami qu'il ait, Dennis, tandis qu'ils se rendent  chez  LeBay, le vendeur de la voiture en question  :

"Pendant que nous nous dirigions vers chez LeBay, Arnie commença à se montrer très nerveux. Il avait mis la radio trop fort, et il tapait les rythmes à contretemps. On aurait dit un jeune papa qui attend pendant que sa femme accouche. Je compris qu'il redoutait que LeBay ait vendu la voiture par derrière.

"Arnie, reste calme. Tu vas bientôt la retrouver !

— Je suis calme, je suis calme", me répondit-il en m'offrant un grand sourire forcé. Sa peau, ce jour-là, était pire que jamais, et je me demandai (ni pour la première ni pour la dernière fois) ce que cela pouvait représenter d'être Arnie Cunningham, coincé jour après jour, minute après minute, avec ce visage pustulent.  
"Si t'es calme, arrête de suer partout, alors ! On dirait que tu vas faire dans ta culotte !
— Je suis très calme." Et il retapa à contretemps sur le tableau de bord, rien que pour me montrer combien il était calme...
"Mais qu'est-ce qu'elle a, cette voiture ? Qu'est-ce que tu lui trouves ?"

Il resta un long moment sans rien dire, observant le paysage, puis il éteignit la radio d'un coup sec.

"Je ne sais pas, au juste. C'est peut-être parce que, pour la première fois depuis mes onze ans et l'époque où j'ai commencé à avoir des boutons, j'ai vu quelque chose de plus laid que moi ! C'est ce que tu voulais m'entendre dire, non ? Est-ce que cela te permet de ranger le phénomène dans une petite catégorie bien définie ?

— Ho, Arnie ! Où vas-tu, dis ? C'est Dennis, ici, tu te rappelles ?

— Oui, oui. Et on est encore amis, non ?

— En tout cas, la dernière fois où j'ai vérifié, on l'était encore. Mais qu'est-ce que cela a à voir avec...

— Et donc, si on est amis, cela signifie que nous ne devons pas nous mentir l'un à l'autre, pas vrai ? Eh bien dans ce cas, je te dis que je sais que je suis laid, que je n'ai guère d'amis, et que... je rebute les gens, en quelque sorte. Je ne le fais pas exprès, mais c'est comme ça ! Tu me suis ?"

J'opinai sans grand enthousiasme. Comme Arnie disait, nous étions amis, ce qui pour moi signifiait limiter la dose de connerie à un minimum.

"Les gens, toi par exemple, ne comprennent pas toujours ce que cela représente. Ça change toute la vision du monde d'être moche et la risée de tous. On a du mal à garder son sens de l'humour. Ce n'est pas bon pour les nerfs. Et même, des fois, on a du mal à garder toute sa tête.

— Oui, je comprends bien, mais...

— Non, tu ne peux pas comprendre. Tu crois peut-être que tu comprends, mais ce n'est pas possible. Pas vraiment. Mais comme tu m'aimes bien, Dennis...

— Je t'adore, mon vieux ; tu le sais bien.

— C'est bien possible. Et cela me fait plaisir. Mais si c'est vrai, tu dois comprendre qu'il y a autre chose derrière tout ça ; quelque chose derrière les apparences et mon visage ridicule...

— Ton visage n'est pas ridicule, Arnie. Un peu bizarre peut-être, mais pas ridicule.

—  Va te faire foutre... ! Quoi qu'il en soit, cette voiture, c'est ça : quelque chose derrière, quelque chose d'autre. De mieux. Je le vois ; un point, c'est tout.

— Vraiment ?

— Oui, je t'assure, Dennis."

Nous allions bientôt arriver chez LeBay. Soudain, une idée vraiment méchante me vint. Et si le père d'Arnie avait soudoyé un ami ou un de ses étudiants pour qu'il aille acheter en vitesse la bagnole et la rafle à son fils ? Un rien machiavélique, certes, mais Michael Cunningham pouvait avoir l'esprit tordu. Après tout, sa spécialité était l'histoire militaire...

"Quand j'ai vu cette voiture, j'ai ressenti une incroyable attirance vers elle... Je ne me l'explique même pas bien moi-même. Mais... (ses yeux gris se perdirent au loin pendant quelques instants)... mais j'ai compris que je pouvais l'améliorer.

— La retaper, veux-tu dire ?

— Ouais... enfin, non ; c'est trop impersonnel. On retape les voitures ordinaires ; on répare une table, une chaise ou la tondeuse à gazon ; des trucs comme ça."

Sans doute vit-il mes sourcils se lever d'étonnement. Il poussa un rire, un petit rire défensif."

Stephen King


Crève-cœur, non ?  Ajoutons qu'Arnie a des parents intellectuels de sensibilité de gauche mais, exceptionnellement,  à comportement très répressif  concernant leur fils,  à qui ils ne laissent prendre aucune initiative, si bien qu'Arnie confie à Dennis, quand ses parents refusent qu'il achète la vieille voiture : " je vais te dire le fond de ma pensée [...] Je crois qu'une part de la fonction de parent consiste à tenter de tuer les gosses."







   


 

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