mardi 7 juin 2016
Emma Beatoun
Le mot "supérieur" est beaucoup utilisé au dix-neuvième siècle pour parler de personnes plus réfléchies que la moyenne à un âge donné notamment. Intéressante cette critique littéraire de Roméo et Juliette enchâssée dans la nouvelle des Trois sœurs, de Philarète Chasles, précisément dans cet extrait :
"Emma Beatoun, plus âgée d’un an que Caroline, la suivit de près ; c’était une personne supérieure et dont la raison avait mûri avant l’âge. Il y avait quelque chose de singulièrement profond dans sa pensée, de réfléchi et de noble dans sa conduite ; sa figure était pâle ; ses cheveux étaient blonds, et ses traits d’une régularité frappante. Dénuée de tout pédantisme, mais douée de talents d’un ordre peu commun, d’une facilité de compréhension et d’une justesse d’esprit dont j’ai vu peu d’exemples, elle voulait, comme sa sœur, et comme la plupart des personnes que cette cruelle maladie a marquées du sceau funèbre, vivre beaucoup en peu de temps. L’étude et les arts occupaient toutes ses journées : elle vivait de cette flamme intellectuelle dont l’intensité et l’éclat augmentaient chaque jour. Ces progrès, auxquels la vie allait bientôt manquer, causaient plus d’effroi encore que d’admiration. Elle n’avait pas vu le monde, mais elle le devinait. Un remarquable instinct d’observation, d’ailleurs si commun aux femmes, s’était développé chez elle dans la solitude où elle avait vécu ; et, comme il arrive souvent aux solitaires, ses idées sur toutes choses étaient d’autant plus singulières et plus profondes qu’elle ignorait leur nouveauté : c’était de naïfs paradoxes.
Il nous arrivait assez souvent de parler d’ouvrages récemment publiés, et même du théâtre, qu’elle ne connaissait que par ses lectures.
« Voyez-vous, me disait-elle, il y a dans la plupart de ces livres mille choses que je ne puis souffrir ; je sens que ce n’est pas vrai. Le faux me déplaît comme mensonge ; dans les actions, dans les écrits, dans les arts, il me semble que le faux c’est le mal. Apprenez-moi pourquoi je le retrouve partout. Celui-ci affecte la simplicité ; tel autre la grandeur. Votre Diderot, dont vous m’avez prié de lire une tragi-comédie, avec son amour prétendu pour la vérité, est le plus faux des hommes ; chacun de ses personnages a un sermon dans la bouche ; il est imposteur comme un chef de secte. D’autres sont faux et serviles comme des esclaves. Depuis que Walter Scott a écrit des romans gothiques, tout le monde l’imite, c’est insupportable. L’affectation est si déplaisante ! c’est encore un mensonge. Dans tous ces efforts de littérateurs, la conscience manque ; ils écrivent, non comme ils sentent, mais selon la manière qui doit, suivant eux, flatter le public : ce sont des courtisans et des acteurs ; ils jouent un rôle, ils n’ont pas de personnage qui leur appartienne. Je crois quelquefois, quand je les lis, voir un homme monté sur des échasses ; d’autres fois, ce sont des orgueilleux qui font les pauvres, et, dans leur simplicité prétendue, se revêtent de haillons pour qu’on les remarque. N’est-ce pas un Français qui a dit le premier que le langage humain fut donné à l’homme pour déguiser sa pensée ? La plupart des écrivains ont apparemment choisi cette phrase pour mot d’ordre. Je conçois que vous, messieurs, qui avez été élevés dans des collèges latins et grecs, et qui vous préparent à pérorer dans les parlements et dans les salons, vous trouviez tout cela fort beau ; mais, nous autres femmes, nous ne comprenons guère ce travestissement universel que vous appelez littérature ; ce que nous aimons, ce qui me plaît, du moins, c’est un trait de vérité, non affectée, comme il y en a tant chez Sterne, mais franche comme chez votre Molière, de ces mots qui abondent dans Shakespeare ; de ces peintures qui se reconnaissent tout de suite, et dont on dit : C’est cela ; de ces échappés de vue qui vous éclairent tout à coup, sans que l’auteur soit devant vous, la plume à la main, un masque sur le visage, tantôt comme un professeur prêt à vous endoctriner, tantôt comme un bouffon ou un comédien, pour vous redire ce que d’autres ont pensé, et détruire par là votre plaisir. »
Ainsi une jeune fille qui n’avait vu que les beaux gazons de son parc et les murs de briques du manor-house avait deviné la grande et seule division qui existe réellement dans les arts et dans les ouvrages de l’esprit ; ainsi, dans la simplicité de ses vues profondes, elle avait dépassé de bien loin La Harpe et le docteur Blair. On s’étonnera de cette bizarrerie apparente. Cependant oublier combien il y a de rapports entre la vraie critique et l’observation de la nature humaine, c’est oublier combien ce qui est vraiment simple est nécessairement profond. Par leur instinctive connaissance du cœur, par leurs réflexions de tous les jours, ou plutôt par leurs émotions, qui se transforment en pensées, les femmes sont constamment plus rapprochées de la vérité que nous ; et ces idées justes et sagaces, ces aperçus d’une finesse extrême, dont la source pure ne se mêle ni des préjugés de collège, ni de passions d’école, de coterie, de secte, de parti, de corporation, de profession, meurent presque toujours avec celles qui en ont été dotées. L’homme a mille carrières où il peut laisser une trace de sa vie, imprimer son passage et prouver qu’il a vécu. Pour les femmes, il n’en est pas ainsi ; la réserve imposée à leur vie s’étend à leurs pensées. Rarement des circonstances spéciales viennent donner de la publicité et de l’avenir à ces sentiments, à ces opinions, à ces observations ; soit que leurs jours s’écoulent au milieu des occupations, des plaisirs et des peines de la vie domestique, soit que leur tombeau s’ouvre avant la vieillesse, et que tout s’évanouisse à la fois, beauté, grâces, intelligence, faculté d’aimer, de sentir et de penser.
Ainsi disparut Emma Beatoun. Le seul peut-être entre tous les hommes qui ait pu entrevoir les éclairs de génie, les trésors de naïve et de modeste sagesse que cet esprit supérieur renfermait, j’ose à peine inscrire ici quelques-uns de mes souvenirs à cet égard, de peur qu’une légèreté trop commune n’élève un doute sur la véracité de ces souvenirs même. Tous les jugements qu’elle portait émanant d’une pensée vierge et forte, et n’ayant rien d’emprunté ni de factice, étaient cependant précieux à recueillir. Je ne citerai qu’une de ses opinions, qui me paraît faite pour frapper les esprits, dans un temps où l’on s’occupe beaucoup de littérature étrangère. On sait qu’aux yeux de la plupart des critiques, le Roméo et Juliette de Shakespeare a semblé une brillante apothéose de l’amour, un chant élégiaque, une sorte de Bérénice anglaise. Dans cette supposition, ils se sont fatigués pour expliquer le style étrange, les concettis bizarres, les métaphores fantasques de Roméo ; et Johnson, incapable d’expliquer l’énigme, s’est contenté d’accuser l’auteur, mais ce qu’un philologue et un lexicographe ne découvrent pas dans un poète, une jeune fille peut l’apercevoir.
« Il me semble (me disait un soir Emma Beatoun) qu’il y a quelque chose d’ironique dans Roméo, et que Shakespeare s’est un peu moqué de l’amour. Le jeune homme est un aimable garçon, plein de légèreté, d’étourderie, de tendresse et d’inconstance ; son amour est de fantaisie et de caprice, et son langage est fantastique comme sa passion. Il aimait Rosalinde qui repoussait son hommage. Juliette se présente et reçoit ses vœux inconstants ; tout entier à l’impulsion nouvelle qui le domine, Roméo ignore combien sa conduite est plaisante et insensée. C’est Mercutio, placé à côté de lui, qui se charge d’exprimer les intentions de Shakespeare, et qui passe son temps à railler l’amour et l’amoureux. Aussi quand ce rêve bizarre, cette fantaisie, ce songe vaporeux, se terminent par le meurtre, la douleur et le désespoir, Mercutio, dont la gaieté devient inutile ou déplacée, disparaît ; le poète le tue et s’en débarrasse. Vous voyez bien qu’au lieu de chanter un hymne à l’amour, comme vous le prétendez, Shakespeare le montre, selon moi, comme un caprice né du moment, facile à détruire, fertile en douleurs, aussi périlleux dans ses suites que léger dans ses causes, comme un souffle passager qui enivre et qui empoisonne, qui exalte et qui tue. » C’est, je l’avoue, la meilleure critique que j’aie jamais entendue ou lue sur ce singulier ouvrage de Shakespeare."
Intégral :
http://www.litteratureaudio.com/livre-audio-gratuit-mp3/chasles-philarete-les-trois-soeurs.html
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