Extrait de La rue de Jérusalem de Paul Féval :
Les gens rassemblés dans cette chambre, ce vénérable et doux vieillard, cette femme élégante et souverainement distinguée, son compagnon à l'énergique regard (NP : Vidocq vu par Féval, dit Toulonnais l'amitié), M. l'abbé, le comte Corona et les autres étaient les Habits Noirs ou du moins l'état-major de cette criminelle association, organisée si fortement, conduite si habilement, qu'après avoir épouvanté deux grands pays pendant les trois-quarts d'un siècle, elle n'a laissé dans nos fastes judiciaires qu'une trace insignifiante.
L'affaire relatée dans les causes célèbres, sous ce titre : Les Habits Noirs, n'eut en effet pour héros que les comparses d'une puissante affiliation, que les goujats d'une terrible armée.
Il y a à parier même que les Habits Noirs de nos causes célèbres étaient des contrefacteurs. Rien dans le procès ne prouve qu'ils appartenaient à la redoutable frérie du scapulaire corse.
Si j'en parle si net, c'est que je sais. Il faut me pardonner : c'est tout ce qui m'est resté de mon long et triste voyage autour de la préfecture de police.
Là — au lieu même qui fait le titre de ce livre —, dans la rue de Jérusalem, en une maison qu'il ne m'est point permis de désigner, car la maison a laissé des souvenirs et l'homme est presque célèbre, je rencontrai un homme, vivant répertoire de ce qui touche les Habits Noirs.
Un Corse, un serviteur de la maison Bozzo-Corona — un Habit-Noir.
Qu'on me pardonne ce que j'ai écrit et aussi ce que j'écrirai sans doute, car il y a dix romans encore dans les souvenirs à moi laissés par cet homme.
Cela dit, je résume en peu de mots ce qu'il faut savoir pour comprendre.
Les Habits Noirs viennent d'Italie. Les Veste Nere (deuxième camorra de Naples et des Abruzzes) étaient connues dès le milieu du dernier siècle (NP : le dix-huitième). Leur chef, Frère-Diable (Fra Diavolo) était immortel à la façon des pharaons d'Egypte. Les hommes tombaient, le nom restait debout. Le titre de Fra Diavolo était : il padre d'ogni (le Père-à-tous).
Le dernier Père-à-tous de la deuxième camorra, qui combattit longtemps, refoulé dans les Calabres, pendant les guerres de l'Empire, avait nom le colonel Bozzo. Il fut exécuté à Naples, dit l'histoire, en 1806.
Mais les bonnes gens du pays de Sartènes, en Corse, savent bien à quoi s'en tenir à cet égard. En 1807, le colonel Bozzo, qui avait déjà les cheveux blancs, vint prendre ses quartiers dans les souterrains du fameux couvent de la Merci, où les chefs des Camorre avaient fait tant de belles et bonnes orgies. On l'appelait Il Padre d'ogni et Fra Diavolo comme devant.
Et il est avéré qu'en 1842, année où, pour la dernière fois, l'association donna signe de vie, le couvent de la Merci, sous Sartène, était encore le refuge des Habits Noirs de France et des Black Coats d'Angleterre.
Par quelle filière cependant et selon quelle métamorphose les sauvages bandits de l'Apennin étaient-ils devenus chez nous ces malfaiteurs cauteleux, ces diplomatiques coquins, liant une affaire avec des habiletés miraculeuses et faisant servir le Code lui-même à la réussite de leurs desseins ?
Les choses changent selon les lieux ; les hommes font comme les choses. La géographie a des lois absolues. Dans les sentiers ouverts de la montagne, la violence ; dans les rues encombrées des villes, l'adresse.
C'est ainsi, prétend un philosophe, que les loups tombèrent au rang des chiens par l'éducation et la culture. (NP : Féval fait référence à La Fontaine probablement.)
Mais dans le principe même de l'association, et lorsque les veste nere de la deuxième camorra n'étaient que de rudes brigands, leur dogme avait déjà quelque chose de raffiné. Ils disaient, et c'était le seul commandement de leur catéchisme : Payer la loi.
Payer la loi, c'était pour eux, se mettre sous la sauvegarde du droit romain qui n'a jamais cessé d'être en vigueur au-delà des Alpes et qui régit encore la France sous l'autorité du Code Napoléon.
Payer la loi, c'était se faire un bouclier de l'axiome vénérable : " Non bis in idem." On ne peut pas punir deux coupables pour le même fait.
la loi tient ses comptes en partie double comme toute honnête personne qui a un droit et un avoir. Pour la loi, le problème se pose toujours ainsi, le lendemain du crime : — Doit X, l'inconnu, à tel meurtre ou à tel vol.
Il s'agit de dégager X, de mettre la main sur l'inconnu pour balancer la faute par le châtiment.
Le compte est alors réglé, le bilan a repris son solennel équilibre : on n'y peut plus revenir.
Payer la loi, c'était fournir un coupable à la justice pour chaque crime commis.
La justice avait son dû, et cela ne coûtait aux Habits Noirs qu'un crime commis en plus. Tout le monde était content, sauf les morts.
Paul Féval
La Fontaine voyait peu d'humain parmi les humains, les animaux durent venir à la rescousse de ces auteurs comme La Fontaine afin qu'ils expriment ce sentiment (certaines fables de La Fontaine sont tirées de fables grecques et indiennes). À la lecture de Féval, qui, avocat de profession, lisait des procès verbaux pour écrire ses histoires, je comprends ce sentiment.
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