samedi 22 août 2015

Histoire d'un ruisseau d'Élysée Reclus - extrait


LA GROTTE


Au-dessous d'un promontoire à la base escarpée, à la cime arrondie et revêtue de grands arbres, le torrent de la montagne vient se heurter contre un autre ruisseau, presque aussi abondant et lancé comme lui sur une pente très inclinée. Les eaux de l'affluent, qui se mêlent à celles du courant principal en larges tourbillons bordés d'écume, sont d'une pureté cristalline ; aucune molécule d'argile n'en trouble la transparence, et sur le fond de roc nu, ne glisse pas même un grain de sable. C'est que le flot n'a pas encore eu le temps de se salir en démolissant ses berges et en se mêlant aux boues qui suintent du sol ; il vient de jaillir du sein même de la colline et, tel qu'il coulait dans son lit ténébreux de rochers, tel il bondit maintenant sous la lumière joyeuse.

La grotte d'où jaillit le ruisseau n'est pas éloignée du confluent : à peine a-t-on fait quelques pas et déjà l'on voit, à travers le branchage entrecroisé, la porte énorme et noire qui donne accès dans le temple souterrain. Le seuil en est recouvert par l'eau qui s'épanche en rapides sur les blocs entassés ; mais en sautant de pierre en pierre, on peut entrer dans la caverne et gagner à côté du courant une étroite et glissante corniche où l'on se hasarde, non sans danger.

Quelques pas ont suffi, et l'on est déjà transporté dans un autre monde. On se sent tout à coup saisi par le froid et par un froid humide ; l'air stagnant, où les rayons bien-aimés du soleil ne pénètrent jamais, a je ne sais quoi d'aigre, comme s'il ne devait pas être aspiré par des poumons humains ; la voix de l'eau se  répercute en longs échos dans les cavités sonores, et l'on croirait entendre les roches elles-mêmes pousser des clameurs, les unes retentissant au loin, les autres sourdes et glissant comme des soupirs dans les galeries. Tous les objets prennent des proportions fantastiques : le moindre trou que l'on voit s'ouvrir dans la pierre semble un abîme, le pendentif qui s'abaisse de la voûte a l'apparence d'une montagne renversée, les concrétions calcaires entrevues çà et là prennent l'aspect de monstres énormes ; une chauve-souris qui s'envole nous donne un frisson d'horreur. Ce n'est point là le palais fantastique et splendide que nous décrit le poète des Mille et Une Nuits ; c'est au contraire un antre sombre et sinistre, un lieu terrible. Nous le sentirons surtout, si pour jouir en artiste de la sensation d'effroi qui saisit même l'homme brave à son entrée dans les cavernes, nous osons y pénétrer sans guide et sans compagnons : privés de l'émulation que donne la société d'amis, de l'amour-propre qui force à prendre une attitude audacieuse, de l'enivrement factice que produisent les exclamations, les échos des voix, la lueur des torches nombreuses, nous n'osons plus marcher qu'avec le saint effroi du Grec entrant dans les enfers. De temps en temps nous jetons les regards en arrière pour revoir la douce lumière du jour. Comme en un cadre, le paysage vaporeux et souriant de lumière apparaît entre les sombres parois, frangées à l'entrée de lierre et de vigne vierge.

Mais le faisceau lumineux diminue graduellement à mesure que nous avançons : soudain, une saillie de rocher nous le cache et seulement quelques lueurs blafardes s'égarent encore sur les piliers et les murs de la caverne ; bientôt même, nous entrons dans le noir sans fond des ténèbres et pour nous guider nous n'avons plus que la lueur incertaine et capricieuse des torches. Le voyage est pénible et long à cause de l'horreur de l'inconnu qui remplit les gouffres et les galeries. Ça et là on ne peut avancer qu'avec la plus grande peine : il faut entrer dans le lit du ruisseau et se tenir en équilibre sur les pierres gluantes, plus loin, la voûte s'abaisse par une courbe lointaine et ne laisse plus qu'un étroit passage dans lequel il faut se glisser en rampant ; on en sort souillé de boue, et l'on vient se heurter sur des rochers aux étroites corniches que l'on escalade en tremblant.

Les salles aux voûtes immenses succèdent aux défilés, et les défilés aux salles ; des amas de blocs tombés du plafond se dressent en monticules au milieu de l'eau. Le ruisselet, toujours divers et changeant, bondit ici sur les roches ; ailleurs, il s'étend en une lagune tranquille, que trouble seulement la chute des gouttelettes tombées des fissures de la voûte. Plus haut il est caché sous une assise de pierre, on en n'entend plus même le bruit ; mais à un détour soudain, il se montre de nouveau, sautillant et rapide, jusqu'à ce qu'enfin, on arrive devant une ouverture étroite d'où l'eau s'échappe en cascade comme de la bouche d'un canon. C'est là que s'arrête forcément note voyage le long du ruisseau.

Toutefois, la grotte se ramifie à l'infini dans les profondeurs de la montagne. À droite, à gauche, s'ouvrent comme des gueules de monstres les noires avenues des galeries latérales.

Élysée Reclus

je mettrai la suite de l'extrait demain.

Troglodyte, ça vous dit  ?

Aucun commentaire: