Suite de l'extrait du post daté du 13 janvier 2016, où Bachelard, Gaston de son adorable petit nom, parle de Bosco, cet auteur ayant été comme lui un grand rêveur de maisons :
"Dans une autre demeure où nous conduit le romancier, l'ultra-cave n'est plus sous le signe des ténébreux projets des hommes infernaux. Elle est vraiment naturelle, inscrite dans la nature d'un monde souterrain. Nous allons vivre, en suivant Henri Bosco, une maison à racine cosmique.
Cette maison à racine cosmique va nous apparaître comme une plante de pierre qui croît du rocher jusqu'à l'azur d'une tour.
Le héros du roman de
L'antiquaire surpris dans une visite indiscrète a dû s'engager dans le sous-sol d'une maison. Mais, tout de suite, l'intérêt du récit réel passe au récit cosmique. Les réalités servent ici à exposer des rêves. D'abord, on est encore dans le labyrinthe des couloirs taillés dans le roc. Puis soudain, une eau nocturne est rencontrée. Alors, la description des événements est, pour nous, suspendue. Nous ne recevrons le prix de la page que si nous y participons par nos rêves de la nuit. En effet, un grand rêve qui a la sincérité des éléments s'intercale dans le récit. Lisons ce poème de la cave cosmique(1) :
"Juste à mes pieds l'eau sortit des ténèbres.
"L'eau !... un bassin immense !... Et quelle eau !... Une eau noire, dormante, si parfaitement plane que nulle ride, nulle bulle d'air, n'en troublait la surface. Pas de source, pas d'origine. Elle était là depuis des millénaires, et y restait surprise par le roc, elle s'étendait d'une seule nappe insensible et était devenue, dans sa gangue de pierre, elle-même, cette pierre noire, immobile, captive du monde minéral. de ce monde oppressif elle avait subi la masse écrasante, l'entassement énorme. Sous ce poids, on eût dit qu'elle avait changé de nature, en s'infiltrant à travers l'épaisseur des dalles de calcaire qui en retenaient le secret. Elle était devenue ainsi l'élément fluide le plus dense de la montagne souterraine. Son opacité et sa consistance insolite (2) en faisaient comme une matière inconnue et chargée de phosphorescences dont n'affleuraient à la surface que de fugitives fulgurations. Signes des puissances obscures au repos dans les profondeurs, ces colorations électriques manifestaient la vie latente et la redoutable puissance de cet élément encore assoupi. J'en frissonnais."
Ce frisson, on le sent bien, n'est plus une peur humaine, c'est une peur cosmique, une peur anthropo-cosmique qui fait écho à la grande légende de l'homme rendu aux situations primitives. De la cave taillée dans le roc au souterrain, du souterrain à l'eau dormante, nous sommes passés du monde construit au monde rêvé ; nous sommes passés du roman à la poésie. Mais le réel et le rêve sont maintenant dans une unité. La maison, la cave, la terre profonde trouvent une totalité par la profondeur. La maison est devenue un être de la nature. Elle est solidaire de la montagne et des eaux qui travaillent la terre. La grande plante de pierre qu'est la maison pousserait mal si elle n'avait pas l'eau des souterrains à sa base. Ainsi vont les rêves en leur grandeur sans limite.
La page de Bosco par sa rêverie cosmique apporte au lecteur un grand repos de lecture en lui demandant de participer au repos que donne tout onirisme profond. Le récit séjourne alors dans un temps suspendu propice à l'approfondissement psychologique. Maintenant, le récit des événements réels peut reprendre : il a reçu sa provision de cosmicité et de rêverie. En fait, par de-là l'eau souterraine, la cave de Bosco retrouve ses escaliers. La description, après la pause poétique, peut dérouler à nouveau son itinéraire : " Un escalier se creusait dans le roc et, en montant, tournait. Il était très étroit et raide. Je le pris"(p.155). Par cette vrille, le rêveur s'extrait des profondeurs de la terre et il entre dans les aventures de la hauteur. En effet, à l'extrémité de tant de défilés tortueux et étroits le lecteur débouche dans une tour. Cette tour est la tour idéale qui enchante tout rêveur d'une antique demeure : elle est "parfaitement ronde" ; elle est entourée d'une "brève lumière" tombant "d'une fenêtre étroite". Et le plafond est voûté. Quel grand principe de rêve d'intimité qu'un plafond voûté ! Il réfléchit sans fin l'intimité à son centre. [...]
Ainsi, la maison évoquée par Bosco va de la terre au ciel. Elle a la verticalité de la tour s'élevant des plus terrestres et aquatiques profondeurs jusqu'à la demeure d'une âme croyant au ciel. Une telle maison, construite par un écrivain, illustre la verticalité de l'humain. Et elle est oniriquement complète. Elle dramatise les deux pôles des rêves de la maison. Elle fait la charité d'une tour à ceux qui peut-être n'ont même pas connu un colombier. La tour est l'œuvre d'un autre siècle. Sans passé, elle n'est rien. Quelle dérision qu'une tour neuve ! Mais les livres sont là qui donnent à nos rêveries mille demeures. Dans la tour des livres, qui n'a pas été vivre ses heures romantiques ? Ces heures reviennent. La rêverie en a besoin. Sur le clavier d'une vaste lecture touchant la fonction d'habiter, la tour est une note aux grands songes. Que de fois, depuis que j'ai lu L'antiquaire, je suis allé habiter la tour d'Henri Bosco !"
Gaston Bachelard pages 39-40 La Poétique de l'espace, p. 39-40
Mon commentaire : mes rêves sont dépourvus de caves et de tours, je rêve extra muros ou alors les rêves se déroulent dans des pièces, des décors assez vagues qui n'ont pas d'importance en soi, c'est l'événement qui prime, ce qui arrive aux protagonistes du rêve et à moi-même. Et pourtant le discours de Bachelard m'intéresse énormément. Cette maison cosmique c'est l'être humain qui s'élève : de ses bas instincts le voilà qu'il s'extirpe, parvient à prendre l'escalier (l'escalier que d'autres ont construit, il n'est pas si seul dans son esprit car l'escalier est comme une main tendue... qui serait fraternelle). L'auteur s'objective, s'élève. A la fin j'ai l'impression qu'il s'est extirpé par le romantisme de choses inquiétantes, peut-être très glauques.... objectiver ou imaginer la jeune fille dans la tour l'a tiré d'une situation de départ bien difficile car les eaux captives, c'était un peu de lui aussi.
Les notes (1) et (2) :
(1) : Henri Bosco, L'antiquaire, p. 154
(2) Dans une étude sur l'imagination matérielle :
L'eau et les rêves, nous avons rencontré une eau dense et consistante, une eau lourde. C'était celle d'un grand poète, d'Edgar Poe, cf. chap. 11.