La lecture des commentaires de Walter Benjamin, exige beaucoup d'attention. J'ai relu le passage où il m'a semblé, qu'à un moment donné Walter Benjamin oppose "Beauté" à "Bienheureux". En fait c'est plus subtil que cela. Voici l'extrait, qui est aussi la fin des commentaires analytiques de Walter Benjamin sur les Affinités électives de Gœthe :
"Car si quelque chose en tout cela est clair, c'est que la figure d'Ottilie, disons même son nom, est ce qui attacha Gœthe à ce monde pour y sauver en vérité une créature en train de se perdre, pour racheter en elle une bien-aimée. Il l'a confessé à Sulpice Boisserée et, parce qu'elles procèdent de la plus intime intuition concernant le poète lui-même, les paroles que rapporte Boisserée indiquent le secret des Affinités avec bien plus de profondeur qu'il ne pouvait le pressentir : " Chemin faisant, nous vînmes à parler des Affinités. Il insista sur le fait qu'il avait précipité la catastrophe, l'avait rendue irrésistible. Les étoiles avaient paru au ciel ; il parla de ses rapports avec Ottilie, dit combien il l'avait aimée, comme elle l'avait fait souffrir. Finalement ses propos prirent un ton mystérieux et presque énigmatique. — Cependant il dit ensuite un vers serein. Ainsi nous gagnâmes Heidelberg sous le plus beau des clairs de lune, las et stimulés, pleins de pressentiments et de sommeil."
Boisserée a bien vu le rôle des étoiles et que leur apparition avait orienté la pensée de Gœthe vers son roman ; mais — son langage en est témoin — il n'a guère su combien l'instant avait ici plus d'importance que les dispositions intérieures, et comme était claire l'admonition des astres. En elle vivait toujours, sous forme d'expérience, ce souvenir qui, comme vécu, s'était évaporé depuis longtemps. Ayant à décrire une fois l'espérance des amants, c'est sous le signe symbolique de l'étoile qu'elle lui était apparue. Voici la phrase qui, pour parler comme Hölderlin, contient la césure de l'œuvre, celle qui suspend toute l'action, à l'instant où Eduard et Ottilie, se tenant enlacés, mettent le dernier sceau à leur perte : " L'espoir passa sur leur tête comme une étoile qui tombe du ciel ". Evidemment, ils ne la voient pas tomber et Gœthe ne pouvait indiquer plus clairement que l'ultime espoir n'est tel que pour les êtres en faveur de qui l'on espère, non pour ceux qui espèrent eux-mêmes. Voilà qui justifie le plus profondément l' "attitude du narrateur". Il est le seul qui dans le sentiment de l'espoir peut donner sens à l'événement, tout comme Dante en personne assume le désespoir des amants lorsque, ayant entendu les paroles de Francesca di Rimini, il tombe "ainsi que tombe un cadavre".* [ Cf. Infermo, V, 142 : " E caddi, come corpo morte cade." ] Cette espérance, la plus paradoxale, la plus fugitive, émerge finalement de la fausse réconciliation comme se lève, au crépuscule, à mesure que le soleil éteint ses feux, l'étoile vespérale qui annonce la nuit. — Cette lueur vacillante est bien celle de Vénus. Sur elle, si fragile, repose tout espoir, et le plus riche même ne vient que d'elle. Ainsi l'espoir justifie, en fin de compte, l'apparence de la réconciliation, et c'est le seul cas où l'on ne puisse dire, avec Platon, qu'il soit absurde de vouloir l'apparence du Bien. Car l'apparence de la rédemption peut être, et même doit être voulue ; elle seule est la demeure de l'espoir à son plus haut degré. De la sorte finalement il s'arrache à elle de vive force, et le "si belle", à la fin du livre, ne résonne que comme une tremblante question aux morts qui, s'ils ne se réveillent jamais, se réveilleront, c'est notre espoir, non dans un monde beau, mais dans un monde bienheureux. Elpis reste l'ultime des Paroles originaires ; la certitude de bénédiction que, dans la nouvelle, portent secrètement en eux ceux qui s'aiment répond à notre espérance de rédemption pour tous les morts. Elle est le seul droit de cette foi en l'immortalité dont la flamme jamais ne saurait naître au contact de notre propre existence. [...] L'expression adéquate du mystère proprement dit qui habite le roman n'est donc point cette essence nazaréenne, mais le symbole de l'étoile tombant sur ceux qui s'aiment. Le mystère est, dans le dramatique, cet élément qui l'élève au-dessus du domaine de son langage propre, jusqu'à un domaine plus haut et que ce langage ne peut atteindre. Il ne peut donc jamais s'exprimer en paroles, mais seulement dans la représentation. Il est le "dramatique" entendu dans sa plus grande rigueur. Un élément analogue de représentation est, dans les Affinités électives, l'étoile qui tombe. Le soubassement épique de la représentation dans le mythe, sa dimension lyrique dans la passion et le penchant trouvent leur couronnement dramatique dans le mystère de l'espérance. Si la musique recèle de vrais mystères, cela reste assurément un monde muet d'où ne s'élèvera jamais sa résonnance. Et cependant à quel monde est-elle appropriée sinon à celui auquel elle promet plus qu'un apaisement : la rédemption ? C'est ce qui est désigné dans la Table que George plaça sur la maison natale de Beethoven, à Bonn* :
Jusqu'à ce que vous soyez assez affermis pour combattre sur votre astre,
Je vous chante combat et victoire d'astres plus hauts,
Jusqu'à ce que vous preniez corps sur cet astre-ci,
Je vous invente le rêve en des astres éternels.
D'une ironie sublime paraît ce "Jusqu'à ce que vous preniez corps". Dans le roman de Goethe ceux qui s'aiment ne prennent jamais corps — qu'importe si jamais ils ne s'affermissent pour combattre ? Pour les désespérés seulement nous fut donné l'espoir.
Walter Benjamin
* Il ne s'agit pas d'une inscription qu'on pourrait voir sur la maison du musicien, mais d'un quatrain intitulé Maison à Bonn, dans la série des Tables que contient le recueil Septième Cercle.
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire