lundi 16 mai 2016

Diolé : le désert et l'océan



Extrait de La poétique de l'espace, page 186-187 :


Quant à moi, avant de lire les livres de Diolé, je ne m'imaginais pas que l'illimité était si aisément à notre portée. Il suffit de rêver à la pure profondeur, à la profondeur qui n'a pas besoin de mesure pour être.

Mais alors, pourquoi Diolé, ce psychologue, cet ontologue de la vie humaine sous-marine s'en va-t-il au Désert ? Par quelle cruelle dialectique veut-il passer de l'eau illimitée aux sables infinis ? A ces questions, Diolé répond en poète. Il sait que toute nouvelle cosmicité renouvelle notre être intérieur et tout nouveau cosmos est ouvert quand on se libère des liens d'une sensibilité antérieure. Au début de son livre (loc. cit.,p.12), Diolé nous dit qu'il a voulu "parachever au Désert l'opération magique qui, dans l'eau profonde, permet au plongeur de délier les liens ordinaires du temps et de l'espace et de faire coïncider la vie avec un obscur poème intérieur".

Et en fin de son livre, Diolé conclura (p. 178) : "Descendre dans l'eau ou errer au désert, c'est changer d'espace", et en changeant d'espace, en quittant l'espace des sensibilités usuelles, on entre en communication avec un espace psychiquement novateur. "On ne maintient pas plus au Désert qu'au fond de la mer une petite âme plombée et indivisible." Ce changement d'espace concret  ne peut plus être une simple opération de l'esprit, comme serait la conscience du relativisme des géométries. On ne change pas de place, on change de nature.

Mais, comme ces problèmes de fusion de l'être dans un espace concret, dans un espace hautement qualitatif, intéressent une phénoménologie de l'imagination — car il faut toujours imaginer pour vivre un espace nouveau —  voyons l'emprise des images fondamentales sur notre auteur. Dans le Désert, Diolé ne se déprend pas de l'océan. L'espace du Désert, loin de contredire l'espace de l'eau profonde va, dans les songes de Diolé, s'exprimer dans le langage des eaux.  Il y a là un véritable drame de l'imagination matérielle, drame né du conflit de l'imagination de deux éléments aussi hostiles que le sable aride du désert et l'eau assurée de sa masse, sans compromission de pâte ou de boue. La page de Diolé a une telle sincérité d'imagination que nous la donnons tout entière (loc.cit.,p. 118).

"J'ai écrit jadis, dit Diolé, que celui qui avait connu la mer profonde ne pouvait plus redevenir un homme comme les autres. C'est à des instants comme celui-ci (au milieu du désert) que j'en ai la preuve. Car je me suis aperçu que mentalement, tout en marchant, j'emplissais d'eau le décor du Désert ! En imagination, j'inondais l'espace qui m'entourait et au centre duquel je marchais. Je vivais dans une immersion inventée.  Je me déplaçais au centre d'une matière fluide, lumineuse, secourable, dense, qui est l'eau de mer, le souvenir de l'eau de mer. Cet artifice suffisait à humaniser pour moi un monde d'une rebutante sécheresse, me conciliant les rochers, le silence, la solitude, les nappes d'or solaire tombant du ciel. Ma fatigue même s'en trouvait allégée. Ma pesanteur s'appuyait en rêve sur cette eau imaginaire.

"Je me suis avisé que ce n'était pas la première fois qu'inconsciemment j'avais recours à cette défense psychologique. Le silence et la lente progression de ma vie saharienne réveillaient en moi le souvenir de la plongée. Une sorte de douceur baignait alors mes images intérieures et dans le passage ainsi reflété par le rêve, l'eau tout naturellement affleurait. Je marchais, portant en moi des reflets luisants, une épaisseur translucide qui n'étaient autres que des souvenirs de la mer profonde."

Ainsi, Philippe Diolé vient de nous donner une technique psychologique pour être ailleurs, dans un ailleurs absolu qui fait barrage aux forces qui nous retiennent dans la prison de l'ici.  Il ne s'agit pas simplement  d'une évasion dans un espace ouvert de toute part à l'aventure. Sans la machinerie d'écrans et de miroirs assemblés dans la boîte qui porte Cyrano dans les empires du soleil, Diolé nous transporte dans l'ailleurs d'un autre monde. Il ne se sert, pourrait-on dire, que d'une machinerie psychologique mettant en action les lois les plus sûres, les plus fortes de la psychologie. Il n'a recours qu'à ces fortes et stables réalités que sont les images matérielles fondamentales, les images qui sont à la base de toute imagination. Rien là qui relève de chimères ou d'illusions.

Le temps et l'espace sont ici sous la domination de l'image. L'ailleurs et le jadis sont plus forts que le hic et le nunc. L'être-là est soutenu par un être de l'ailleurs. L'espace, le grand espace, est l'ami de l'être.

Ah ! Comme les philosophes s'instruiraient s'ils consentaient à lire les poètes !

Gaston Bachelard La poétique de l'espace

Mon commentaire :

Ce que j'ai retenu de plus frappant dans les commentaires de Bachelard est que chimères et illusions n'ont rien à voir avec l'imaginaire de Diolé. Les images de Diolé sont le fruit d'un vécu, il peut les revivre comme soutien dans un milieu qu'il n'a pas apprivoisé encore,  comme le désert.  Cependant Diolé dit de son expérience du désert "je vivais dans une immersion inventée", les images de l'intime mettent en émulation celui ou celle qui les a intériorisées, et cela sans passer par l'illusion et la chimère,  qui seraient de l'ordre soit de l'insincérité pour Bachelard, c'est-à-dire du pur artifice sans le vécu, soit d'une tromperie du cerveau "qui  lâche" ou trompe lorsque mirages ou  éléphants bleus apparaissent.

Je note aussi que Bachelard, qui ne fait pas mettre de majuscule à son nom, en met une au mot - désert -, le respect dû aux éléments qui nous dépassent ferait agir Bachelard de la sorte ?

L'image, c'est du vécu, provient d'un vécu,  Bachelard s'y tient. Le désert, Diolé n'y est pas dans son élément, tandis que l'océan lui a fait vivre la profondeur de son être en tant qu'expérience fortifiante.

Le désert est assimilé chez beaucoup d'humains à la sécheresse en tant que chose parmi les plus cruelles qui soient. L'excès d'eau qui débouche sur la noyade, Diolé en a "fait son affaire" puisqu'il a réussi à s'intégrer dans cet élément, du moins en a-t-il eu l'intime sensation.  Mais on peut aussi imaginer des hommes amis du désert parce qu'ils le connaissent par cœur, vivent avec lui depuis des siècles, font presque partie intégrante de lui, tels par exemple les Touaregs, qui, se retrouvant à vivre une expérience d'homme-grenouille apprivoiseraient l'océan par des images du désert où se mêleraient des sensations de  baigner dans une lumière chaude...et presque sèche ! 

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