lundi 2 mai 2016
Extrait de la Poétique de l'espace "Si j'étais psychiatre", Gaston Bachelard
[...]"dans la poétique de Baudelaire, nous croyons avoir prouvé que le mot vaste n'appartient pas vraiment au monde objectif. Nous voudrions ajouter une nuance phénoménologique de plus, une nuance qui relève de la phénoménologie de la parole.
À notre avis, pour Baudelaire, le mot vaste est une valeur vocale. C'est un mot prononcé, jamais seulement lu, jamais seulement vu dans les objets auxquels on l'attache. Il est de ces mots qu'un écrivain dit toujours tout bas quand il l'écrit. Que ce soit dans les vers ou dans la prose, il a une action poétique, une action de poésie vocale. Ce mot est tout de suite en relief sur les paroles voisines, en relief sur les images, en relief peut-être sur la pensée. C'est une "puissance de la parole". Dès que nous lisons le mot chez Baudelaire, dans la mesure du vers ou dans l'ampleur des périodes des poèmes en prose, il semble que le poète nous oblige à le prononcer. Le mot vaste est alors un vocable de la respiration. Il se place sur notre souffle. Il demande que le souffle soit lent et calme. Et toujours, en effet, dans la poétique de Baudelaire, le mot vaste appelle un calme, une paix, une sérénité. Il traduit une conviction vitale, une conviction intime. Il nous apporte l'écho des chambres secrètes de notre être. C'est un mot grave, ennemi des turbulences, hostile aux excès de voix de la déclamation. On le briserait dans une diction asservie à la mesure. Il faut que le mot vaste règne sur le silence paisible de l'être.
Si j'étais psychiatre, au malade qui souffre d'angoisse, je conseillerais, dès l'apparition de la crise, de lire le poème de Baudelaire, de lire bien doucement le mot baudelairien dominateur, ce mot vaste qui donne calme et unité, ce mot qui ouvre un espace, qui ouvre l'espace illimité. Il nous apprend, ce mot, à respirer avec l'air qui repose sur l'horizon, loin des murs des prisons chimériques qui nous angoissent. Il a une vertu vocale qui travaille sur le seuil même des puissances de la voix. Panzera, le chanteur sensible à la poésie, me disait un jour qu'aux dires de psychologues expérimentaux on ne peut penser la voyelle a sans que s'innervent les cordes vocales. La lettre a sous les yeux, déjà la voix peut chanter. La voyelle a, corps du mot vaste, s'isole dans sa délicatesse, anacoluthe de la sensibilité qui parle.
Ne semble-t-il pas que les nombreux commentaires qui ont été faits sur les "correspondances baudelairiennes" aient oublié ce sixième sens qui travaille à modeler, à moduler sa voix. Car c'est un sixième sens, venu après les autres, au-dessus des autres, que cette petite harpe éolienne, délicate entre toutes, placée par la nature à la porte de notre souffle. Elle frémit, cette harpe, au simple mouvement des métaphores. Par elle, la pensée humaine chante. Quand je continue ainsi sans fin mes rêveries de philosophe indocile, j'en viens à penser que la voyelle a est la voyelle de l'immensité. C'est un espace sonore qui commence en un soupir et qui s'étend sans limite.
Dans le mot vaste, la voyelle a conserve toutes ses vertus de vocalité agrandissante. Considéré vocalement, le mot vaste n'est plus simplement dimensionnel. Il reçoit, comme une douce matière, les puissances balsamiques du calme illimité. Avec lui, l'illimité entre dans notre poitrine. Par lui, nous respirons cosmiquement, loin des angoisses humaines. Pourquoi négligerions-nous le moindre facteur dans la mesure des valeurs poétiques ? Tout ce qui contribue à donner à la poésie son action psychique décisive doit être inclus dans une philosophie de l'imagination dynamique. Parfois, les valeurs sensibles les plus différentes et les plus délicates se relaient pour dynamiser et agrandir le poème. Une longue recherche de correspondances baudelairiennes devrait élucider la correspondance de chaque sens avec la parole.
Parfois le son d'un vocable, la force d'une lettre ouvre ou fixe la pensée d'un mot."
Gaston Bachelard, pp 179, 180 La Poétique de l'espace
Mon commentaire : Rien de lourd et de pesant dans la gravité de Bachelard, c'est l'inverse, sa gravité élève et apaise. Je le lis lentement, m'obligeant à ralentir ma lecture pour retirer de son propos toute la substantifique moelle. Il aime les auteurs dont il parle, leur est profondément reconnaissant, et il partage, en bon prof. Bachelard est un être aimant. Comment dès lors, passer à côté, ne pas l'aimer ? Il n'est pas seulement un bon prof : chez Bachelard se trouve aussi un thérapeute à mon sens. Finalement je pense qu'Artaud l'aurait apprécié car il n'y a pas chez Bachelard de volonté de pouvoir, ce n'est en rien quelqu'un qui veut écraser autrui, bien au contraire, d'où le fait qu'on ne peut le ressentir comme un politique qui voudrait vendre une camelote quelconque, se faire valoir. Bachelard est sincère.
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